Rencontre : la campagne présidentielle américaine vue par Nate Gowdy

Rencontre : la campagne présidentielle américaine vue par Nate Gowdy

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Par Aude Jouanne

Publié le

Juin 2016. Le photographe américain Nate Gowdy rentre chez lui après avoir assisté à un meeting de Bernie Sanders à Los Angeles. Lorsque son avion atterrit à Seattle, il reçoit un mail de Paul Moakley, le directeur adjoint de la photographie de Time, qui l’a assigné sur ce meeting. Quelques mots laconiques joints à l’une des photos envoyées la veille à la rédaction du journal, où l’on peut voir le candidat sur scène, de dos et sa main droite tendue au-dessus de la foule.

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“Peux-tu nous envoyer une version définitive de ta photo ? Je pense que nous allons l’utiliser pour notre couverture. Elle rend bien.” Choqué, il se tourne vers l’inconnu assis à côté de lui et arrive tout juste à lui balbutier quelques mots : “Je crois que je viens d’avoir la couverture du Time.” Ironie du sort : quelques heures avant le meeting, Gowdy s’apprêtait à rentrer chez lui après avoir photographié trois rassemblements politiques dans le même week-end, fatigué et résigné à faire l’impasse sur celui de Sanders. Jusqu’au coup de téléphone de Moakley lui proposant de s’y rendre.

L’histoire derrière cette photo est à l’image du parcours du photographe : fait de hasards et de rencontres décisives, qui l’ont fait passer des extravagances de la vie nocturne de la communauté LGBTQ de Seattle aux non moins exubérantes scènes de liesse et de contestation de la campagne présidentielle.

Quel est ton premier contact photographique avec la scène politique américaine ?

En 2010, un an après avoir emménagé à Seattle, j’ai rencontré par hasard l’éditeur et le rédacteur en chef du Seattle Gay News à un événement local. Il se trouve que le photographe du journal venait juste de les quitter et qu’il n’avait pas encore été remplacé. Je leur ai parlé de mon intérêt pour la photographie et à force de persévérance, ils m’ont donné ma chance.

L’homme hétéro cisgenre du Midwest que j’étais s’est soudainement retrouvé catapulté dans les shows de drag-queens et la culture des clubs. Je devais photographier une marche des Fiertés pleine de personnalités et de performeurs, en plein cœur de Capitol Hill, l’un des quartiers les plus vivants et underground de Seattle. En 2012, quand l’État de Washington a promulgué la loi pour le mariage homosexuel, tout est devenu politique dans la communauté LGBTQ.

Les voix des opposants ont commencé à s’élever et pour les contrer, les personnages hauts en couleurs que j’avais connus dans les clubs se sont mis à organiser des rassemblements et des marches pour les droits civils. De mon côté, j’ai continué à photographier ce qui m’avait touché dès le premier jour : la diversité et la simplicité avec lesquelles cette communauté exprimait le genre. Sans filtre, brut, qui t’atteint en pleine face. À cette occasion, mon réseau s’est élargi aux politiciens qui se sont engagés en faveur du mariage homosexuel.

Quel est le premier homme politique que tu as photographié ?

Un soir de novembre 2013, en rentrant d’une soirée dans un club, j’ai reçu un mail du Comité national démocrate m’invitant à rencontrer le président Obama lors d’une collecte de fonds exceptionnelle à Seattle. J’avais été recommandé par un conseiller politique admiratif de mon travail de documentation dans ce combat pour l’égalité des droits.

C’était dingue d’être le seul photographe dans cette pièce en présence du leader du Monde libre ! À la fin de la rencontre, je lui ai demandé si je pouvais prendre une photo avec lui. Il a pointé mon cou du doigt et m’a dit en souriant : “Bien sûr, mais d’abord, je vais vous arranger un peu”, et il a remis en place mon col de chemise débraillé. Ça a été une expérience complètement surréaliste pour moi.

“La salle de la Convention était très encombrée. C’était difficile de s’approcher si vous n’étiez pas l’un des photographes autorisés à se placer au pied de la scène. J’ai eu moins d’une minute pour me placer sous cet angle avant que la sécurité n’intervienne. Obama venait tout juste de traiter Trump de démagogue avec cet air grave, un rayon de lumière à la manière de Rembrandt sur son visage. De tous les orateurs que j’ai photographié, je n’ai jamais retrouvé une telle lumière.”

Est-ce que cette rencontre a été décisive dans ton envie de continuer à photographier les coulisses de la politique ?

J’ai toujours suivi la politique de loin mais après ça, j’ai eu un accès inédit à cet univers. En août 2015, je me suis rendu au meeting de Bernie Sanders organisé dans le stade de l’université de Washington. À ce moment-là, les services secrets n’étaient pas encore en charge de la sécurité et la surveillance était faible. Deux activistes du mouvement Black Lives Matter se sont emparés du micro dès que Sanders est descendu de la scène.

La foule, contrariée, a commencé à les huer et l’un des deux activistes leur a répondu ironiquement : “J’allais dire à Bernie à quel point cette ville soi-disant remplie de progressistes est raciste, mais vous venez juste de le faire pour moi, merci.” C’était triste à voir, et d’un coup je me suis retrouvé à faire des photos que je n’avais pas anticipées.

C’était des images antipathiques d’une foule avec laquelle je pensais pourtant partager les mêmes convictions. J’ai envoyé ensuite le lien de mon blog à une connaissance, Josh Raab, stagiaire au Time. Peu de temps après, Paul Moakley du même magazine m’a contacté, me disant qu’il aimait beaucoup mon travail et m’a encouragé à rester en contact avec le journal.

As-tu rencontré des difficultés pour photographier sans accréditation ?

Pas vraiment. Sur les 22 candidats, seule Hillary Clinton bénéficiait de la protection des services secrets à ce moment-là. Heureusement pour moi, il n’y avait pas vraiment de restrictions concernant les appareils photo et je suis donc allé dans les meetings en tant que simple spectateur. En janvier 2016, Donald Trump s’est rendu à Burlington, dans le Vermont, la ville de Bernie Sanders et le siège de son QG de campagne.

En sachant ça, je me suis dit que ça serait intéressant d’y aller pour photographier mon premier meeting de Trump. Je ne me suis pas trompé. Submergés par les centaines de manifestants anti-Trump amassés devant le lieu du rassemblement, les membres de son équipe ont commencé à laisser entrer les gens, mais seulement après leur avoir fait passer un “test de loyauté”, à savoir : déclarer son soutien à Trump.

Malgré ça, le meeting a quand même été infiltré par des opposants. À chaque fois que l’un d’entre eux se manifestait, il était immédiatement escorté à l’extérieur. Trump s’est réjoui de ces débordements, il a vu ça comme un honneur. Ses sympathisants ont commencé à se prendre pour des détectives, essayant de démasquer les opposants. Une femme a été trainée dehors, alors qu’elle hurlait : “Je n’ai rien fait !” Ça m’a fait penser à la scène du film The Wall des Pink Floyd où la rock star se fantasme en dictateur à un rassemblement néo-nazi, quand la foule commence à s’attaquer aux minorités.

Est-ce que tu cherches quelque chose en particulier quand tu photographies la foule et les candidats ?

La plupart du temps, je suis d’abord transporté par l’émotion et la spontanéité qui se dégagent de la scène. À d’autres moments, je me concentre sur des individus ou des groupes parce qu’ils sortent du lot et je laisse les choses se faire, ou du moins j’espère que quelque chose se passe. Quand ce n’est pas le cas et que je suis quand même captivé par un visage ou un t-shirt, je demande à la personne si je peux faire son portrait.

J’ai vite appris que ça ne sert à rien de rester en retrait quand rien d’intéressant ne se passe. En impliquant les gens et en leur laissant la possibilité de faire ce qu’ils veulent devant l’objectif, quelque chose se passe. La majorité de mes pairs couvrent la campagne en capturant les scènes comme elles se présentent, sans interférer. C’est une posture éthique que je prends au sérieux, mais si j’ai l’opportunité de faire un portrait intéressant et que ça n’implique pas d’interrompre ou de mettre en scène quoi que ce soit, je n’hésite pas à mettre ma casquette de portraitiste.

Pourquoi as-tu choisi le noir et blanc ?

Pour moi, le noir et blanc me semble plus “définitif”, alors que je peux revenir indéfiniment sur le travail de la couleur. C’est-à-dire qu’une fois le processus de retouche du noir et blanc terminé, je suis capable de passer plus vite à autre chose qu’avec la couleur. J’essaie également de faire des photos auxquelles les gens ne sont pas habitués.

Un jour, un photographe de l’Associated Press s’est moqué de moi parce que j’utilisais le flash, me disant que je n’en avais pas besoin. Mais l’objectif du flash est justement de me démarquer, si l’on considère qu’utiliser uniquement la lumière dont on dispose est l’élément-clé du photojournalisme. En tant que photographe freelance, je photographie ce qui aura, selon moi, le plus d’impact sur mon public.

En quoi l’aspect presque burlesque de tes photos reflète ton rapport à la politique ?

Ces dernières années, la politique a engendré tellement de réactions intenses et viscérales… Avec ce noir et blanc vif et absolu, mon projet fait écho visuellement au spectacle particulièrement binaire de la présidentielle. Il représente le contraste violent de l’affrontement acharné entre sympathisants, tout autant que la façon manichéenne dont ils se voient et dont ils voient leurs adversaires.

Républicains contre démocrates, capitalistes contre socialistes, conservateurs contre libéraux, et même le bien contre le mal. En opposant les surfaces lumineuses aux crevasses sombres, le monochrome symbolise l’histoire d’une expérience américaine intemporelle, toujours en cours et qui laisse de moins en moins de place au gris.

Comment parviens-tu à conserver la bonne distance entre ton métier de photographe et tes propres convictions ?

Je garde la même approche pour chaque meeting auquel je participe, j’essaie de capturer les moments où les candidats sont naturels d’une façon inédite. Mon travail consiste à me désengager complètement de l’aspect politique au profit de ce dont je suis témoin à un instant précis.

J’aime aider le public à comprendre et même à avoir de la sympathie pour des personnes avec qui ils n’ont rien en commun. Je veux que les gens voient réellement ce qui les entoure : des êtres humains bruts avec leurs défauts. Je veux photographier de vraies personnes, pas des versions enjolivées.

“Cette image est devenue virale sur les réseaux sociaux. Les commentaires qui l’accompagnent représentent bien le manichéisme de l’électorat américain.”

“Cette photo est spéciale pour moi, parce qu’elle capture un moment positif juste après la confrontation particulièrement négative et tendue entre deux activistes de Black Lives Matter et la foule présente pour voir Sanders. J’étais juste derrière Bernie alors qu’il essayait de se frayer un chemin dans la foule. Il a fallu que je change de carte mémoire à ce moment-là, ce qui m’a fait perdre ma place derrière lui, m’a forcé à changer et m’a finalement permis de capturer cette scène. C’est la photo que je préfère de mon tout premier meeting de campagne.”

“J’ai reçu énormément de critiques de mes amis à propos de cette photo. J’ai été accusé de vouloir nuire, mais ce n’est jamais mon intention. Si je peux m’approcher d’un candidat jusqu’à voir ses pores, je le fais ! Je suis heureux de voir que mes photos provoquent des réactions, des émotions et des discussions. C’est le but de l’art.
C’est devenu intéressant lorsque quelqu’un m’a appelé pour se plaindre alors que personne n’avait rien dit quand j’ai fait les mêmes gros plans de candidats masculins. Ici, j’ai pris une photo d’une personne réelle et ça se voit. La plupart d’entre nous ont peur de ça, et cette photo montre les préjugés sur le genre et l’âge que l’on peut avoir. En passant, je soutiens Hillary.”

“Cette photo a été prise lors de mon premier meeting de Donald Trump. L’emplacement réservé aux journalistes était très loin de la scène et je n’avais pas un objectif suffisamment puissant pour capturer les détails. J’ai décidé de poser mon appareil sur la rambarde devant moi et pendant une demi-heure, j’ai pris des photos en exposition multiple. Cette photo est faite de 6 ou 7 expositions. Les gens l’ont très bien accueillie, et je pense que c’est dû à l’attention braquée sur ses mains durant toute la campagne, moquées même par l’un de ses rivaux républicains pour leur petite taille ou plus récemment, après la fuite de la vidéo le montrant en train de toucher des femmes sans leur consentement.”