De l’art avec des bactéries : quand les artistes s’arment d’un microscope

De l’art avec des bactéries : quand les artistes s’arment d’un microscope

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© Pierre-Franck Colombier/AFP

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Par Kirkis

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Petit tour d’horizon de ces artistes qui manipulent les microbes.

Si vous pensez que l’utilisation des bactéries dans l’art est une lubie d’artiste contemporain∙e, vous faites fausse route ! Il y a 100 ans, Alexander Fleming, à l’origine du premier antibiotique (la pénicilline), faisait de l’art avec ses sujets d’expérience. En effet, en plus d’avoir fait partie du Chelsea Arts Club, il réalisait des croquis dans des boîtes de Petri à l’aide de différentes espèces de bactéries aux couleurs différentes.

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En 2015, l’American Society for Microbiology lance l’Agar Art Competition, qui rassemble des scientifiques et artistes dans un concours dédié aux œuvres faites à partir de bactéries cultivées sur de la gélose, un milieu composé d’agar-agar classiquement utilisé pour la culture de bactéries. L’artiste espagnole Maria Peñil Cobo, en collaboration avec le microbiologiste Mehmet Berkmen, est la première à avoir remporté ce prix avec Neurons, une composition de bactéries jaune et orange.

Bactériographie

L’œuvre de Zachary Copfer est l’exemple d’“art bactérien” le plus connu. Microbiologiste de formation, il se met à pratiquer l’art après des années d’ennui passées dans une entreprise pharmaceutique. Ce passé scientifique lui permet alors de développer en 2012 une technique de création d’image à partir de bactéries de couleur rouge : Serratia marcescens.

La bactériographie s’appuie sur le principe de la sérigraphie : l’image est d’abord transformée en négatif dans un logiciel et va servir de pochoir. Ce pochoir est disposé sur une boîte de Petri ensemencée de bactéries. L’ensemble est ensuite exposé à un rayonnement UV qui va tuer toutes les bactéries, sauf celles protégées par le pochoir. Les bactéries survivantes se développent alors jusqu’à former l’image.

La manipulation génétique des bactéries

Certain∙e∙s artistes vont jusqu’à manipuler génétiquement les bactéries. C’est le cas d’Eduardo Kac qui, en 1999, met en place le dispositif de Genesis, une œuvre qui ambitionne de modifier les écrits bibliques. L’artiste a sélectionné un extrait de la Genèse, choisi car il témoigne de la supériorité de l’Homme sur toute autre créature : “Que l’Homme domine sur le poisson de la mer, sur les oiseaux de l’air et sur tout ce qui vit sur la Terre.” Cette phrase est ensuite transcrite en morse, puis en séquence ADN, formant alors un gène. Ce gène est intégré à l’ADN d’une bactérie Escherichia coli, avant d’être mise en culture, et placé sous une lampe à rayonnement ultraviolet.

Le système d’activation de la lampe est mis en ligne sur Internet et soumis à l’action des utilisateur·rice·s qui peuvent actionner ou éteindre la lampe. Sous l’effet des rayons, les bactéries subissent des mutations génétiques. À la fin de l’exposition, le gène de la Genèse est extrait, codé, puis retranscrit dans notre alphabet : on peut ainsi apercevoir des modifications dans le texte. Si les écrits bibliques disent que l’Homme est supérieur à toute vie sur Terre, des bactéries réussissent à modifier les textes sacrés…

Des milliards de bactéries (et bien plus encore) vivent sur nous (et en nous)

Depuis quelques années, les recherches scientifiques s’intéressent au microbiome. Employé et défini la première fois en 2001 par le biologiste Joshua Lederberg, le microbiome est la totalité des micro-organismes présents dans ou sur le corps humain, ou au sein d’un autre environnement. Ces communautés bactériennes vivent principalement dans l’intestin, où elles aident à la digestion, mais on les retrouve aussi dans la bouche, le nez, les parties génitales ou à la surface de la peau.

Le microbiome humain se compose d’environ 2 000 espèces différentes et représente des millions de milliards de micro-organismes, soit presque deux kilogrammes, le poids de notre cerveau. Pour une cellule humaine, nous abritons 1,3 cellule non humaine, de quoi s’interroger sur ce que c’est réellement “être humain”.

Les artistes n’ont pas tardé à s’emparer du microbiome et l’ont mis en œuvre de différentes manières. L’artiste britannique Rebecca D. Harris réalise Symbiosis en 2015, en utilisant la broderie pour traduire visuellement la grande diversité de microbes sur notre corps.

À l’aide d’un microbiologiste, elle a reproduit à échelle réelle l’image d’un corps de femme, qu’elle a remplie de points de broderies de couleurs, chaque couleur représentant un type de microbe différent. Représentant une femme enceinte, la pièce met en évidence la différence entre le corps adulte recouvert de microbes et le corps du bébé à naître exempt de micro-organismes. D’une certaine manière, l’acquisition de notre propre microbiome fait partie du processus de croissance.

Avec Microbial Me (2015), Mellissa Fischer prélève des micro-organismes sur son propre visage, qu’elle met en culture sur un moule de son visage en agar. De cette manière, elle fait la lumière sur le microbiome invisible qui vit sur notre peau et nous invite à changer notre perception des microbes, souvent associés à quelque chose de mauvais et pathogène.

Tarah Rhoda aborde le microbiome de manière poétique, faisant de son visage moulé dans de la gélose une nuit étoilée dans laquelle brillent des bactéries phosphorescentes. Skinfinity (2016) est une métaphore du monde bactérien, microscopique, qui existe sur notre propre corps, sous nos yeux, sans qu’on puisse le voir.

Je touche donc je suis

Notre microbiome évolue en permanence, en fonction de la nourriture, des médicaments, des contacts avec d’autres organismes vivants. Si entre deux personnes, l’ADN est similaire à 99,9 %, le microbiome ne le sera qu’à 10 %. Notre identité aussi pourrait donc être liée à notre microbiome, bien plus qu’à notre génome.

C’est en tout cas sur ce postulat que se base le travail de François-Joseph Lapointe, microbiologiste québécois, également artiste. Il décline la formule de Descartes, “Je pense donc je suis” en une série de performances (“Je mange donc je suis”, “Je chie donc je suis”, “Je baise donc je suis”, etc.) dans lesquelles il interroge l’évolution perpétuelle de notre microbiome.

Avec Je touche donc je suis (2014), l’artiste – aidé de ses assistant∙e∙s – procède à 1 000 poignées de mains dans un institut danois. Son microbiome palmaire est prélevé au début de l’expérience, à la fin et toutes les cinquante poignées de mains. Les échantillons sont ensuite analysés en laboratoire et mis en images sous forme de diagrammes qui mettent en évidence les différents types de bactéries (les différentes couleurs) et les systèmes de réseaux qui les lient. Plus l’artiste a serré de mains, plus son microbiome s’enrichit de celui des autres.

Transfert de microbiome

De récentes études visent à démontrer que le microbiome peut affecter notre humeur, notre poids, voire notre intelligence et notre personnalité. Fin 2016, l’artiste française Marion Laval-Jeantet décide de procéder à la transplantation du microbiome d’un Pygmée – qu’elle a rencontré lors d’une de ses expéditions — dans son propre corps pour voir si elle peut ressentir la personnalité du Pygmée s’exprimer en elle, de quelque façon que ce soit.

Appelée Que le Pygmée vive en moi, cette performance consiste en une transplantation de microbiome intestinal par le biais d’une transplantation fécale. La transplantation fécale est un acte médical pratiqué depuis des siècles visant à rétablir une flore intestinale faible. On introduit dans l’intestin du malade des excréments venant d’une personne “saine” au microbiome plus riche, afin que les bactéries contenues dans l’intestin du donneur colonisent l’intestin du receveur.

Depuis la transplantation effectuée dans un hôpital parisien, elle note quotidiennement les changements qu’elle observe dans son corps et elle procède à des prélèvements réguliers afin d’observer l’évolution de son microbiome.