Passionnée par le moche, Alice Pfeiffer nous invite à revoir nos critères esthétiques

Passionnée par le moche, Alice Pfeiffer nous invite à revoir nos critères esthétiques

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© Steve Granitz/WireImage via Getty Images ; © Pierre Hounsfield/Gamma-Rapho via Getty Images

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Par Pauline Allione

Publié le

Rencontre avec la journaliste qui décortique le moche et qui questionne notre regard esthétique dans son dernier essai.

Depuis l’enfance, Alice Pfeiffer est prise de passion pour ce qui est considéré comme “moche”. Collectionneuse de véritables ovnis esthétiques, elle compte en sa possession des tongs en fourrure rose, des toilettes miniatures qui régurgitent de la mousse, une bague décapsuleur… Mais qu’est-ce que le “beau”, finalement ?

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Dans son dernier essai Le Goût du moche paru aux éditions Flammarion, l’autrice et journaliste passe au crible sa passion pour ces esthétiques décriées du plus grand nombre, et invite à porter un autre regard sur ce que l’on qualifie de ringard, kitsch ou vulgaire.

Konbini arts | Pourquoi avoir consacré tout un essai au moche ?

Alice Pfeiffer | J’ai une longue histoire d’amour avec le moche depuis que je suis jeune et, avec le temps, j’ai accumulé de nombreux objets considérés comme moches. Je les trouvais merveilleux, mais mes appartenances sociales ont fini par me rappeler à l’ordre et j’ai compris que j’aimais des objets condamnés qui affectaient l’image que je renvoyais, comme ce dauphin avec un cristal dans l’œil qui remplissait mon nombril à une époque.

Dans ton livre, tu parles de la robe en viande crue de Jana Sterbak reprise par Lady Gaga, d’Ola Giertz et ses installations en chutes de cheveux, ou encore des sièges en crottin de cheval d’Adital Ela… Qu’est-ce que le dégoût que nous inspirent ces œuvres d’art révèle de nous ?

Ces œuvres créent un conflit entre notre cerveau social, éduqué, et notre cerveau émotif. Le dégoût, c’est l’émotion non régulée que l’on n’arrive pas à intellectualiser. Tout ce qui suinte, qui pue ou qui régurgite nous met face à la porosité et au dégoût de notre propre chair.

En nous rappelant notre côté animal, ces œuvres défient notre cerveau social, qui a appris à identifier le noble. C’est aussi ce qu’a fait Marcel Duchamp avec son urinoir [Fontaine, ndlr] : il a élevé des chiottes en objet de désir. Cela en dit également beaucoup sur l’obsession de l’hygiène qui règne dans notre société, avec un corps lavé, épilé et une nature humaine bannie, dans un processus très puritain.

Les créations Skyblog d’Antoinette Love et l’esthétique street et gaming de Sara Sadik ont en commun de réhabiliter une culture 2.0 encore très récente. Le numérique a-t-il un cycle de vie plus court, pour devenir plus vite ringard ?

Par la force des choses, oui. Il n’existe pas de musée des versions passées de Photoshop, alors qu’il existe des musées d’œuvres pré-Renaissance, pré-découverte de la 3D… On va s’attendrir sur des œuvres qui étaient faites avant certaines découvertes dans la peinture, mais pas sur les émojis Apple d’il y a deux saisons. La technologie suit une idée de progrès et s’inscrit davantage dans une lecture de réinvention que d’art contemporain. Les technologies ne sont pas créées pour être regardées a posteriori : quand elles sont dépassées, elles deviennent obsolètes.

On peut aussi penser au tuning, aux strings qui dépassent ou encore aux Crocs… Qualifier de ringard, vulgaire ou kitsch ne flirte-t-il pas avec le mépris de classe ?

Toujours. Le tuning, c’est le rêve du futur qui s’écrit avec les codes d’une génération MTV, dans la vitesse et le futur, loin de l’authenticité que redécouvrent aujourd’hui les bobos avec le vintage. Déclarer la laideur d’un objet est souvent une façon de mesurer une distance de classe. Sous couvert d’objectivité, le moche est une façon de faire passer des valeurs et processus normatifs. C’est un mépris qui ne se dit pas.

Le milieu de la mode a aussi largement repris l’esthétique brutaliste des barres d’immeubles HLM, révélant les limites de la réhabilitation du moche. Aimer le moche est-il réservé aux personnes privilégiées ?

Oui, c’est la terrible découverte que j’ai faite en écrivant ce livre : si je peux aimer le moche, c’est parce que je suis suffisamment blanche et bourgeoise pour que l’on ne m’assimile pas à la communauté d’où vient ce moche. Je n’avais pas peur de passer pour une plouc ou une fille facile en arborant tel ou tel objet, puisque j’étais délivrée de toute résonance pouvant conduire à un rejet. Après avoir découvert ce privilège, j’ai été tiraillée entre mon affection pour le moche, que je vivais comme sincère, et ce que ça racontait de moi.

De nombreux·ses artistes revalorisent le moche pour lui donner une qualité esthétique. Vous citez notamment l’urinoir de Marcel Duchamp, Guernica de Picasso ou encore Salvador Dalí. Pourquoi est-il nécessaire d’aller à l’encontre des critères de beauté classiques ?

Cela revient à questionner l’ancrage politique et hégémonique des critères de beauté. Aller à leur encontre permet de révéler ce qu’une œuvre ou un objet raconte en creux, et d’identifier les pouvoirs régulateurs et normatifs en vigueur. Il faut toujours se demander : qu’est-ce que tel objet, telle œuvre ou telle norme esthétique normalise et invisibilise ?

Le Goût du moche, écrit par Alice Pfeiffer et publié aux éditions Flammarion, est disponible en librairies.