Au Musée d’Orsay, l’expo “Le modèle noir” questionne la diversité dans l’histoire de l’art

Au Musée d’Orsay, l’expo “Le modèle noir” questionne la diversité dans l’histoire de l’art

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Marie-Guillemine Benoist, “Portrait de Madeleine”, 1800. (© RMN-Grand Palais (Musée du Louvre)/Gérard Blot)

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Par Apolline Bazin

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Le Musée d'Orsay propose un éclairage inédit sur la représentation des Noirs dans l'histoire picturale française.

De Géricault à Matisse, l’exposition “Le modèle noir” – qui court jusqu’au 21 juillet au Musée d’Orsay – couvre une grande période aussi dense politiquement qu’artistiquement. Réhabiliter la place des personnalités noir·e·s dans l’histoire de l’art est l’objectif affiché. Ce projet d’ampleur mené en collaboration avec The Miriam and Ira D. Wallach Art Gallery et l’Université de Columbia a reçu un accueil très favorable outre-Atlantique.

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Pourtant, cette démarche en faveur de plus visibilité ne fait pas le lien entre représentations passées et présentes en France, et c’est dommage. 

Marie-Guillemine Benoist, éPortrait de Madeleine”, 1800. (© RMN-Grand Palais-Musée du Louvre / Gérard Blot)

Nommer les modèles et les peintres métisses

Le modèle est entendu dans les deux sens : ceux qui posent pour les tableaux et les personnalités fortes qui ont marqué l’époque. Nommer les modèles jusque là anonymes de plusieurs toiles de maître est une ambition majeure de l’exposition. En effet, à l’époque, omettre leurs noms ou les renommer était un procédé de déshumanisation infligé aux esclaves. Avec cette démarche symbolique, le Musée d’Orsay montre qu’il est conscient de l’Histoire et affirme une ambition de réparation.

Théodore Géricault, “Étude d’homme, d’après le modèle Joseph”, vers 1818-1819. (© Courtesy The J. Paul Getty Museum, Los Angeles)

Malgré le peu d’archives disponibles concernant les modèles, quelques prénoms sont mis sur des visages et éclairent des histoires jamais racontées. Esclave affranchie, la femme qui pose sur la toile de Marie-Guillemine Benoist s’appelle Madeleine.

On découvre par exemple aussi le nom de Joseph, modèle noir populaire dans les années 1830, qui pose notamment pour Le Radeau de la méduse de Géricault, ou encore Maria Martinez dite “Marie L’Antillaise”, chanteuse appréciée et soutenue par Théophile Gauthier, qui posa pour Nadar. Pour l’exposition, l’autrice Marie NDiaye lui consacre sa nouvelle intitulée Un pas de chat sauvage.

Félix Nadar, “Maria l’Antillaise”, entre 1856 et 1859. (© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais/Patrice Schmidt)

La première partie de l’exposition met en avant un autre fait intéressant : le métissage oublié ou passé sous silence d’artistes. Le plus célèbre, Alexandre Dumas, fut l’objet de caricatures racistes, mais on compte aussi Théodore Chassériau, disciple d’Ingres, ou Guillaume Guillon-Lethière, premier peintre métisse à avoir été nommé directeur de la prestigieuse Académie de France à Rome.

Pierre Puvis de Chavannes, “Jeune noir à l’épée”, 1848-1849. (© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais/Patrice Schmidt)

Histoire politique et artistique

“Le modèle noir” se divise en trois temporalités : le temps de l’abolition (1794-1848), le temps de la Nouvelle peinture (Manet, Bazille, Degas, Cézanne) et le temps des premières avant-gardes du XXe siècle. Le rappel de l’engagement des Romantiques pour l’abolition de l’esclavage constitue sans doute la partie la plus intéressante, étant donné que les événements historiques et la recherche esthétique coïncident. Deux très grands formats s’opposent presque parfaitement.

Le Châtiment des quatre piquets dans les colonies de Marcel Verdier représente crûment une scène où un esclave est fouetté et maintenu au sol par quatre attaches. L’œuvre est refusée au Salon de 1845. D’un autre côté, L’Abolition de l’esclavage dans les colonies (1848) de François-Auguste Biard, commande de l’État français montre des populations noires reconnaissantes pour leur libération, fidèles au drapeau. D’un côté, une œuvre réaliste pleine de compassion, de l’autre, un art républicain cliché.

Édouard Manet, “Olympia”, 1863. (© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais/Patrice Schmidt)

La suite de l’exposition rassemble quelques très belles pièces : une série de bustes de Charles Cordier, un portrait de Jeanne Duval – muse de Baudelaire – par Édouard Manet, un Kees van Dongen, Aïcha de Félix Vallotton… Mais même après la fin de l’esclavage, la majorité des femmes noires représentées restent des domestiques, ou bien des artistes.

L’époque change, les médias aussi. “Le modèle noir” consacre un passage assez fourni aux affiches représentant des stars d’avant la Grande Guerre et de l’entre-deux-guerres, comme le clown Chocolat, l’acrobate Miss Lala ou Joséphine Baker. De représentations de scènes lointaines, les tableaux de modèles noirs évoluent vers de vrais portraits… ou bien des représentations très graphiques, caricaturales qui concordent avec le développement de la publicité.

L’exposition présente l’essor des voyages des peintres et d’un “imaginaire de l’ailleurs” comme un tournant, pourtant la fascination des surréalistes pour l’art africain est survolée alors que l’exposition consacre un grand passage à l’influence du bouillonnant Harlem sur Matisse.

Frédéric Bazille, “Femme aux pivoines”, 1870. (© Courtesy National Gallery of Art, Washington, NGA Images)

Ombres au tableau

L’exposition accorde beaucoup d’importance au nom découvert de la femme noire dans L’Olympia de Manet. Pourtant, rien n’est dit du contraste entre peaux blanches et peaux noires qui structure les compositions orientalistes d’un Jean-Léon Gérome et des modernes.

À quel moment (et grâce à quoi) la beauté noire est-elle reconnue et représentée pour elle-même sans exotisme ? L’exposition commence à une période féconde de l’histoire de l’art certes, mais elle ne fait aucune mention des représentations plus anciennes des corps noirs.

Les premiers corps auxquels les visiteurs sont confrontés sont ceux d’esclaves. En visitant l’exposition, on réalise que nous avons hérité d’un paradoxe de l’époque moderne, une fascination fétichiste pour la beauté noire et en même temps, d’un regard conditionné par des siècles d’infériorisation et d’oppression.

Félix Vallotton, “Aïcha”, 1922 (© SHK/Hamburger Kunsthalle/bpk, photo : Elke Walford)

Henri Matisse, “Dame à la robe blanche”, 1946. (© Rich Sanders, Des Moines, IA./succession H. Matisse)

On apprend tout de même que, pendant la Première Guerre mondiale, c’est pour s’opposer à la propagande allemande qui dépeignait les soldats des colonies en monstres sauvages que les autorités françaises ont inventé la représentation du soldat noir, “Banania”, pour créer l’image de soldats noirs loyaux et sympathiques. On aurait aimé plus d’histoires de ce type et d’analyses sur la fabrication des stéréotypes et des traits caricaturaux.

Quelle est notamment l’influence dans l’art des études racialistes et du discours colonial au XXe siècle ? Démarche politique, proposée pour coïncider avec l’avancée des recherches en sciences sociales, l’exposition manque l’occasion de faire des liens avec les problématiques actuelles de racisme et de fétichisation. 

Le modèle noir” permet de se faire une idée de la relation que la société française et les élites artistiques entretenaient avec le corps noir. Mais les silences de l’exposition en disent aussi très long sur les malaises de notre époque. Laurence des Cars, présidente des musées d’Orsay et de l’Orangerie, affirme en préambule que “l’exposition ne prétend en aucun cas traiter la question de manière définitive. Elle est une première lecture”. 

“Le modèle noir, de Géricault à Matisse”, exposition à voir au Musée d’Orsay jusqu’au 21 juillet 2019.