Pourquoi la sculpture du Baiser de Brancusi pourrait-elle quitter son cimetière parisien ?

Pourquoi la sculpture du Baiser de Brancusi pourrait-elle quitter son cimetière parisien ?

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© Brancusi/Rafa Rivas/AFP

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Par Lise Lanot

Publié le

Deux amants en pierre, figés pour l’éternité, sont au cœur d’un litige qui fait grincer des dents depuis quinze ans.

Le 4 mai 2005, une sculpture de Constantin Brancusi, Oiseau dans l’espace, était adjugée vendue pour 27,4 millions de dollars (près de 23 millions d’euros) lors d’une vente Christie’s, à New York. Jamais une œuvre de l’artiste roumain n’avait atteint une telle somme auparavant. Lorsque la nouvelle a traversé l’Atlantique, elle est parvenue jusqu’aux oreilles d’un marchand d’art parisien, Guillaume Duhamel, et lui a donné une idée : cette vente, dopant la cote du sculpteur, devrait bien vite augmenter les prix de ses travaux.

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Une sculpture en particulier titille alors l’esprit du marchand d’art. Il s’agit d’une version (parmi quarante, réalisées entre 1905 et 1945) du Baiser, qui trône dans le cimetière du Montparnasse depuis le début des années 1910, au-dessus de la stèle d’une jeune exilée russe, Tatiana Rachewskaïa, suicidée à 23 ans après une rupture amoureuse. La sculpture a été commandée par l’ancien amant de cette dernière, à sa mort, pour orner sa tombe.

Une des versions du “Baiser” de Brancusi, présentée au Guggenheim de Bilbao lors d’une exposition en octobre 2011. (© Rafa Rivas/AFP)

Guillaume Duhamel serait alors parti à la recherche des ayants droit ukrainien·ne·s de Tatiana Rachewskaïa. L’année suivant la vente de Christie’s, “six personnes font valoir auprès de la ville de Paris leurs droits de propriété sur la tombe de Tatiana Rachewskaïa”, précise Le Monde.

“En 2006, au nom de ses clients, le marchand demande au ministère de la Culture un certificat de sortie du territoire, qui le refuse et classe illico la sculpture trésor national, avant de la faire inscrire au titre des monuments historiques, en tant qu’immeuble par nature”, poursuit le quotidien.

Un baiser sous haute protection

Le couple d’amants en pierre, qui n’avait jamais fait parler de lui en un siècle, polarise de plus en plus l’attention, d’autant plus que Guillaume Duhamel avait vu juste : la cote de Brancusi s’envole. En 2018, La Jeune Fille sophistiquée du sculpteur est vendue 71 millions de dollars (58,5 millions d’euros environ). L’affaire parisienne s’emballe et, la même année, les plaignant·e·s enferment l’œuvre dans un coffre en bois pour interdire les regards. Une pancarte avertit les passant·e·s : “Interdiction de s’approcher et de toucher la sépulture. Vidéosurveillance et alarme.”

Tombe de Tatiana Rachewskaïa au cimetière du Montparnasse, le 15 février 2019, à Paris. Elle fait l’objet d’une polémique entre la famille de la défunte et des ayants droit de Brancusi. La sculpture du “Baiser” de Brancusi est recouverte d’une caisse en bois : un trou permet à l’air de circuler et de vérifier que l’œuvre est toujours bien présente. (© Élise Hardy/Getty Images)

L’avocate des plaignant·e·s, Isabelle Robert-Védie, trouve une “faille” dans le dossier en prouvant que la sculpture est dissociable de la tombe, n’ayant pas été conçue directement pour elle. Elle souhaite ainsi annuler la décision de l’État qui l’avait inscrite sous le régime des immeubles, “sans doute parce que ce régime le dispensait d’obtenir l’accord des propriétaires et ne prévoit aucune indemnisation”.

Le 11 décembre 2020, victoire pour les descendant·e·s de Tatiana Rachewskaïa : la cour administrative d’appel de Paris leur permet de récupérer l’œuvre et “détruit cet artifice juridique [d’inscription sous le régime des immeubles], précise l’avocate. Bientôt, la section 22 de la division 22 du cimetière du Montparnasse pourrait donc se retrouver délestée de cette sculpture unique – la seule version du Baiser qui montre le couple de la tête aux pieds. L’œuvre n’a sans doute pas fini de créer tensions et surprises. Sa vente, si vente il y a, devrait amasser des millions – en espérant qu’elle trouve le chemin d’un musée plutôt que celui d’un salon de collectionneur·se privé·e.