Rencontre : avec ses peintures de “gadjis” puissantes, Gaadjika revendique un espace à soi

Rencontre : avec ses peintures de “gadjis” puissantes, Gaadjika revendique un espace à soi

Image :

© Hugues Laurent

photo de profil

Par Sophie Laroche

Publié le

Ses œuvres sont à découvrir au Floréal Belleville dans le cadre de l'exposition "Le Salon de Gaadjika".

En franchissant les portes de la galerie du Floréal Belleville, vous allez découvrir un salon pas comme les autres. Ici, les codes de l’espace domestique (longtemps réservé aux femmes) sont détournés.

À voir aussi sur Konbini

À l’intérieur de cet espace clé du foyer, qui oscille entre lieu de domination et cocon protecteur, les femmes règnent. Elles s’affichent sur les murs au cœur d’œuvres aux couleurs vives, qui se présentent comme des invitations à la réflexion et, surtout, à l’émancipation.

Ces peintures sont signées Gaadjika, artiste pluridisciplinaire, diplômée de la Villa Arson de Nice. À travers la peinture, la vidéo et la céramique, l’artiste questionne la place des femmes dans les espaces domestique et public.

Pour ce faire, elle fait intervenir des figures souvent méprisées, à la féminité exacerbée et puissante, dans des lieux qui ne leur laissent habituellement que peu de place. Qu’il s’agisse d’un terrain de foot, de la jungle, de la rue ou d’un clip, les femmes de Gaadjika investissent pleinement leur territoire.

La passe from gaadjika on Vimeo.

Ces femmes, elle les appelle “gadjis”. Elles sont des personnages inspirés du quotidien, de l’actualité, de ses amies et de la scène artistique actuelle (aussi bien musicale que cinématographique). Elles empruntent autant à la culture Internet qu’aux grandes figures féministes ou féminines ostracisées que sont, par exemple, les sorcières ou les cagoles. Avec elle, Gaadjika propose une vision moderne de la féminité et de la peinture. Rencontre.

Cheese | Quel a été le cheminement artistique et personnel qui t’a amenée à développer ton style ?

Gaadjika | Je ne viens pas d’une famille féministe. J’ai fait mon éducation seule, dans les livres, les journaux, et c’est venu mettre des mots sur tellement de ressentis et d’incompréhensions. En fonction de ce que je découvrais dans mes lectures, j’ai été traversée par plein d’émotions : de la colère, de la tristesse, du désespoir.

Et toute la quête a été – et est encore – de savoir comment aborder ce sujet qui englobe tellement d’autres sujets. Comment en discuter avec un public plus large et pas seulement prêcher des convaincus ? La domination des hommes sur les femmes est le noyau de notre société. Toutes les autres formes de discriminations envers les minorités, quelles qu’elles soient, découlent de ce schéma.

Gaadjika. (© Hugues Laurent)

Y a-t-il eu des artistes, des lectures, des événements qui t’ont influencée ?

Je ne puise pas forcément mes inspirations dans l’art directement. Je vais plus m’intéresser à des postures de femmes : la rhétorique de Mona Chollet, la justesse de Dora Moutot, la puissance de Rosalía, l’humanisme de Christiane Taubira… Dernièrement, j’ai été profondément touchée par le témoignage d’Adèle Haenel dans le live de Mediapart. Mes inspirations sont larges. Elles vont d’Ariana Grande à Marie Kondo, en passant par Virginia Woolf.

Au cinéma, j’ai été marquée par des films tel que Revenge, La Revanche d’une blonde ou Get Out, qui ont pour point commun d’être des films de genre avec un message engagé. Ils se servent de l’aspect “divertissement” que propose le film de genre pour attirer un public large et lui parler d’un sujet profond. J’adore l’idée que des gens pensent aller voir juste un film d’horreur comme Get Out, alors que c’est un film qui parle du racisme de manière très actuelle et juste.

Tu combines beaucoup de médias : la peinture, la vidéo, la céramique. C’est essentiel pour toi de multiplier les supports de création ?

Mes projets se déclinent sur différents médias et se répondent. J’apprécie beaucoup les artistes qui créent un univers à 360°. Est-ce que j’écouterais Travis Scott ou Rosalía de la même manière sans toute l’imagerie qu’ils ont créée autour ? Je ne pense pas. Avec leur approche globale, ils donnent une autre dimension aux clips, à la musique et la mode.

Quel est le point commun entre toutes les femmes que tu mets en scène dans tes œuvres ? Pourquoi les nommer “gadjis” ?

Ces femmes sont comme un écosystème que je crée à l’extérieur de moi-même pour gérer la violence de notre société. C’est un réseau de femmes puissantes et bienveillantes. La force tranquille. Ces femmes sont liées dans mon travail, mais elles existent dans la vraie vie : c’est mon équipe de foot, mes amies, les personnes avec lesquelles je collabore. Une “gadji” est un terme populaire pour désigner une femme. Je dis souvent que Niki de Saint Phalle a ses nanas, et que moi j’ai mes gadjis.

Gaadjika. (© Hugues Laurent)

Estimes-tu qu’il s’agisse de figures négligées dans l’art en général ?

Je pense que ces figures sont très populaires, au cinéma ou dans l’art en général. Mais la société les a vidées de toute profondeur et complexité. Par exemple, la figure de la sorcière a été transformée en quelque chose de très folklorique – une vieille femme au nez crochu, méchante.

Cette image, qui peut nous faire sourire, fait oublier que lors de la Renaissance, il y a eu un féminicide massif envers celles que l’on accusait de sorcellerie et que l’on brûlait juste parce qu’elles refusaient les dogmes sociétaux. Ces femmes étaient trop indépendantes, et donc dangereuses.

Elles avaient acquis énormément de savoir, notamment dans les domaines de la guérison. On a perdu beaucoup de connaissances en les brûlant. La société montre du doigt ces figures féminines alors qu’elle devrait les respecter, voire leur demander pardon.

Quel est le projet dont tu es la plus fière et dont tu voudrais nous parler plus en profondeur ?

Je viens de finir un clip pour la rappeuse Tauba. À l’issue de cela, j’ai créé une série de peintures inspirées du clip. Je suis fière de pouvoir lier mon travail de peinture à mon travail de vidéo, je pense que c’est une nouvelle porte pour moi. Je me souviens de la première fois que j’ai entendu un son de Tauba et combien j’étais contente d’entendre une rappeuse francophone car, clairement, il y a une place à prendre pour les femmes dans le rap game. Même si j’écoute énormément ce que font les hommes, je me retrouve plus dans ce que fait Tauba.

Parfois les femmes vont avoir tendance à se faire le miroir des hommes pour s’approprier un espace. Elles vont faire la version féminine de ce qui existe déjà. Tauba fait un travail très personnel, elle prend vraiment sa place. Je suis heureuse de pouvoir incorporer dans mon exposition un clip de rap, qui pourrait être considéré par le milieu de l’art contemporain comme un peu trop mainstream pour y avoir sa place.

Gaadjika. (© Hugues Laurent)

Le football est très présent dans ton travail. J’ai vu que tu faisais partie du Witch FC. Peux-tu nous parler de ce club de foot et de ton implication? 

J’ai fait partie d’une équipe de foot féminine pendant deux ans. Un jour, j’ai fait tout un projet de peintures autour de l’équipe fictive de mes rêves, que j’avais nommée “Witch FC”, en référence aux sorcières de Mona Chollet. J’ai pensé à ce logo en forme de coquillage avec un ballon à l’intérieur, en guise de perle précieuse. Et puis, j’ai voulu la créer en vrai. J’ai rencontré Marguerite Thiam, qui avait aussi très envie de faire sa team, et on a réalisé notre projet.

Le football, c’est super important pour moi. C’est venu dans la période post #MeToo, durant laquelle tout le monde se questionnait sur comment rendre l’espace public plus accessible aux femmes. Je pense que le sport collectif est une superbe réponse.

Dans les stades publics, j’avais remarqué que c’était un des rares moments où toutes les générations se mélangeaient pour jouer ensemble. Des petits vont jouer avec des grands et cet échange est super important. Mais il n’y avait presque pas de filles. Avec ma team, c’est arrivé qu’on joue avec des équipes masculines. Ce genre de moments vaut tous les discours du monde.

Gaadjika. (© Hugues Laurent)

Quel est le plus gros challenge auquel tu fais face dans ton quotidien d’artiste ?

Je pense que pour moi, le challenge était de savoir comment allait être montré mon travail. Je trouve que l’espace du musée ou de la galerie n’est pas un espace chaleureux, vibrant. Et je pense que ce problème m’a souvent bloquée dans ma pratique. Je me demandais quelle était la finalisation de tout ça. Pour qui ? Pour quoi ? J’ai essayé de me demander : qu’est-ce qui ferait que j’arrête ma série Netflix pour aller à un vernissage ?

Pour l’expo du Floréal, Lara (qui possède le lieu) et Flora Fettah (la curatrice) m’ont donné carte blanche. J’ai donc pu vraiment essayer de réfléchir à cela et le détourner. C’est pour cette raison que montrer le clip de Tauba et faire une grosse scénographie était important pour moi.

Peux-tu nous en dire davantage sur “Le Salon de Gaadjika”, l’exposition que tu présentes au Floréal Belleville.

C’est une exposition dont la curation a été assurée par Flora Fettah. Il s’agissait pour elle d’aborder la dichotomie entre l’espace public et de l’espace domestique qui traverse mon travail. En invitant les visiteur·se·s dans la galerie transformée en salon, nous souhaitions leur donner envie de rester, de passer du temps avec nous, avec les œuvres, de prendre leur temps, tout en s’attaquant au “salon”, espace à la fois au cœur de l’intimité de chacun et premier espace public de la maison. Le salon vient également en référence aux salons de femmes qui ont été des lieux d’émulation et d’émancipation à l’époque moderne.

Gaadjika. (© Hugues Laurent)

Gaadjika. (© Hugues Laurent)

Gaadjika. (© Hugues Laurent)

Les œuvres de Gaadjika sont à retrouver au Floréal Belleville, dans le cadre de l’exposition “Le Salon de Gaadjika”, jusqu’au 24 novembre 2019.