À Bordeaux, le photographe Yoriyas expose sa vision de Casablanca, loin des clichés

À Bordeaux, le photographe Yoriyas expose sa vision de Casablanca, loin des clichés

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© Yoriyas

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Par Lise Lanot

Publié le

Au Festival des Arts de Bordeaux, rencontre avec Yoriyas qui lie sa pratique photo à son passé de breakdancer professionnel.

Jusqu’au 20 octobre, la métropole bordelaise accueille la quatrième édition de son Festival des Arts. Pendant 17 jours, les quatre coins de la ville seront animés par une trentaine de spectacles sur scène et hors les murs, des expositions, installations et performances artistiques, des concerts et DJ sets ainsi qu’un cycle de conférences autour de la thématique “We can be Heroes”.

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Afin d’infuser le plus intensément possible la totalité du territoire bordelais, le festival ne se veut pas réservé aux aficionados d’art de rue et d’installations contemporaines. Au contraire, il s’invite partout : dans les bus et les trams par exemple, avec Suite pour transports en commun, des concerts “non-convoqués” qui viennent troubler les trajets quotidiens des usager·ère·s, ou à travers la métropole, avec La Traversée du duo Boijeot Renauld, qui déplace pendant une trentaine de jours un “petit intérieur en pleine rue” (lits, oreillers, couettes, tables de pique-nique, tabourets) et invite les curieux·ses à profiter de ces aménagements temporaires.

Sur la rive droite de la ville, à la Fabrique Pola, un immense hangar situé au bord de la Garonne, le photographe marocain Yoriyas présente quant à lui sa série Casablanca, not the movie. Artiste multi-casquettes passé par des années de compétitions professionnelles de breakdance, Yassine Alaoui Ismaili – de son vrai nom – raconte Casablanca à travers une street photo devenue documentaire sous forme “de souvenirs, d’escapades imaginaires”.

(© Yoriyas)

Nous avons rencontré Yoriyas devant ses œuvres, à Bordeaux. Prolixe, il nous a parlé de son travail, de sa façon de lier danse et images et des représentations orientalistes de son pays d’origine. 

Cheese : Bonjour Yoriyas, est-ce que tu peux me raconter comment tu t’es mis à la photo ?

Yoriyas : Officiellement, je suis photographe depuis 2013 environ, mais avant ça je prenais déjà des photos. J’étais d’abord danseur dans un des meilleurs groupes de breakdance au monde et on était invités partout : Brésil, Corée, Danemark… On a fait plus de 30 pays. Et ce qui était marrant, c’est qu’à chaque fois que j’arrivais dans un nouvel endroit, il fallait que je me déplace de l’hôtel jusqu’au lieu de l’événement. Mais j’avais une très mauvaise mémoire et surtout, pas de GPS, donc j’utilisais un petit appareil photo et dès que je sortais, je prenais une photo de la rue de l’hôtel. Ça a été mon premier contact avec la photographie : un contact à visée purement utilitaire, pour retrouver mon chemin.

Après dix ans de compétitions de danse, je me suis blessé. En 2013, j’ai eu les ligaments sectionnés et on m’a annoncé que je devais arrêter la danse au moins six mois. Ça a été très compliqué parce que j’étais habitué à m’entraîner six heures par jour chez moi, à Casa, et là, plus rien. J’étais vraiment très malheureux. J’avais toujours mon petit “appareil photo GPS” et je l’ai pris avec moi pour aller marcher dans les rues de Casablanca et prendre des images sans savoir ce que j’allais en faire. Pendant un an, j’ai pris des photos.

Un jour, j’ai décidé de taper “Casablanca” sur un moteur de recherche, pour voir ce qui ressortait. Il y avait soit des photos de tourisme, soit des renseignements sur la Grande Mosquée soit des informations sur le film Casablanca [film américain de Michael Curtiz sorti en 1942, ndlr]. Et justement quand je voyageais, à chaque fois que je rencontrais de nouvelles personnes et que je leur disais d’où je venais, elles me répondaient : “Ah, Casablanca, like the movie, very romantic” [“Ah, Casablanca, comme le film, c’est très romantique, ndlr], et moi je répondais : “Non, je ne viens pas de Casablanca, le film.” C’est pour ça que ce projet s’appelle Casablanca, not the movie.

(© Yoriyas)

Cette série je l’ai commencée en 2013 quand je me suis blessé, mais je n’ai pas réussi à faire une seule bonne photo jusqu’en 2014. J’ai pris des photos toute l’année, et toute l’année, les photos étaient bien mais ce n’était pas ce que je voulais présenter.

Comment tu t’y prends pour photographier ta ville ?

Mon quotidien, c’est de sortir de chez moi, c’est-à-dire au cœur d’un quartier populaire, et de me rendre au travail, à la plage, dans des quartiers riches. Et comme je fais toujours ce chemin en marchant, je vois toute la ville se dérouler devant moi. J’ai toujours mon appareil avec moi, j’observe et quand j’ai l’impression que quelque chose se passe, je prends une photo. Mes photos ne sont pas mises en scène, elles me représentent moi et la ville en même temps.

Je ne suis pas vraiment intéressé par les gens en tant que tels, je suis intéressé par les gens dans l’espace public. J’essaie de parler de Casablanca avec une autre vision, loin du film, avec ses contrastes, ses couleurs. Ce que j’aime, ce sont les moments de rencontres. En plus, comme j’étais chorégraphe, j’essaie de chorégraphier les gens dans la rue, la façon dont ils se déplacent. Mon cadre, c’est comme une piste de danse et j’essaie de faire rentrer les gens à l’intérieur. Le moment qui m’intéresse c’est celui où tout le monde fait quelque chose.

Par exemple, ma photo à la bicyclette, pour moi, c’est une chorégraphie. La fille au centre du vélo se tient comme une danseuse classique d’ailleurs. Je joue beaucoup avec les plans, les perspectives, comme ça ceux qui regardent mes photos peuvent relayer les plans et créer leurs propres histoires.

(© Yoriyas)

Il y a des moments pris sur le vif aussi, par exemple l’image des nonnes et des garçons. Cette image porte de grands contrastes : on est dans un pays musulman et des nonnes se baladent sur la plage, les nonnes ne peuvent pas avoir d’enfants, et des enfants sont à côté d’elles, les nonnes sont habillées et les enfants sont à moitié nus. Il y a aussi des contrastes de couleurs et de lumières entre le sable et l’horizon.

Je trouve qu’une photo est forte quand c’est la vie qui me la donne, parce que je n’aurais jamais pu penser à une photo comme ça, parce que cette image est trop loin de ma logique et de mon pouvoir d’imagination. J’essaie de capter mon destin. Parfois, je change de perspective pour donner un style. Par exemple, la plupart de mes photos sont prises depuis le sol.

Pourquoi ?

Comme je faisais de la breakdance, j’étais souvent au sol et quand j’ai pris la première fois l’appareil pour photographier la rue, j’étais toujours au sol. C’est seulement après trois ans que je me suis rendu compte de cette habitude.

Mes études de maths m’ont également aidé pour la photo. Pour l’image des nonnes et des enfants, j’ai utilisé mes connaissances en maths : j’ai vu les nonnes marcher, puis les enfants sortir de l’eau et j’ai calculé l’endroit où ils allaient se rencontrer dans l’espace et j’ai couru pour aller prendre l’image.

(© Yoriyas)

Dans la photo de la prière, il y a une dimension très géométrique aussi.

C’est quoi l’histoire de cette image de prière ?

Celle-ci, c’est vraiment l’image qui m’a motivé à continuer la photo de façon plus poussée, car avant je n’étais qu’amateur. Je l’ai prise à la fin du Ramadan, pendant la prière de l’Aïd, à laquelle je me rendais avec mon appareil photo. Tout le monde faisait la prière dans la rue. Moi j’étais avec mon tapis, debout, et je prenais des photos mais je n’étais pas satisfait de ce que j’immortalisais, ça ne correspondait pas à ce que je vivais.

J’ai regardé à droite, à gauche, et j’ai vu une porte ouverte sur un immeuble avec une terrasse tout en haut. Sans rien dire, je suis entré [rires] et quand je me suis penché du haut de l’immeuble j’ai entendu une femme crier derrière moi : “Au voleur, au voleur !” J’ai répondu : “Non, non, je ne suis pas un voleur, je suis l’ami de Saïd.” Elle m’a demandé : “Saïd du deuxième étage ?”, j’ai improvisé et j’ai dit oui, que j’attendais le fameux Saïd avant la prière.

Quand elle est partie, j’ai pris plus de 200 photos. Puis je suis redescendu et je me suis retrouvé bloqué par toutes les femmes qui s’étaient installées et qui n’étaient pas là à mon arrivée. Un autre mec était bloqué avec moi donc on s’est dit qu’on allait prier depuis la terrasse. Et là, la magie de la photo a opéré parce que quand je suis remonté, tout le monde s’est mis debout.

J’ai vu tous les tapis et j’ai eu cinq secondes pour faire une, deux, trois photos. J’ai posé l’appareil et j’ai commencé la prière. Quand je suis rentré chez moi, j’ai regardé mes photos et j’ai vu que les 200 premières n’étaient pas assez bien. Seules les trois dernières me convenaient, celles où on voyait toutes les couleurs des tapis. Cette image a été publiée dans National Geographic, dans le New York Times… C’était en 2015.

(© Yoriyas)

Comment tu lies tes pratiques de la photo et de la danse ?

J’ai fait quinze ans de danse puis sept ans de photographie. Après cinq années en photo, je me suis dit : “Bon, j’ai fait quinze ans de danse, je ne veux pas tout laisser derrière moi”, donc j’ai commencé à réfléchir à des performances de danse liées à la photo avec un ami, danseur également, qui fait de la musique aujourd’hui, de la musique gnaoua. On s’est dit qu’on devait lier le tout.

J’ai acheté un appareil instantané, et on s’est mis à travailler ensemble. Lui fait de la musique en direct sur son gembri, et moi je danse avec mon appareil et je prends des photos qui sortent immédiatement. Je les expose au mur ou sur le sol de façon physique, en sautant par exemple.

Là pour le Festival des Arts de Bordeaux, j’ai photographié la ville ces derniers jours et je vais aussi essayer de prendre des images du public qui me regarde danser, donc j’exposerai des photos de Bordeaux et d’eux.

(© Yoriyas)

(© Yoriyas)

(© Yoriyas)

Vous pouvez retrouver le travail de Yoriyas sur son site

Festival international des Arts de Bordeaux métropole, à voir jusqu’au 20 octobre 2019.

Konbini, partenaire du Festival des Arts de Bordeaux.