L’évolution des paysages du Moyen-Orient à travers les images d’Anne-Marie Filaire

L’évolution des paysages du Moyen-Orient à travers les images d’Anne-Marie Filaire

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Par Lise Lanot

Publié le

Jusqu’au 29 mai 2017, le MuCEM expose les photographies d’Anne-Marie Filaire : des images prises sur une décennie qui documentent les mutations des paysages.

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Anne-Marie Filaire est auvergnate. C’est dans sa région natale qu’elle a commencé son travail sur le paysage. Non pas sur la beauté du paysage : les couchers de soleil flamboyants et les rêveries de l’horizon, ce n’est pas vraiment pour elle. Ce qui l’intéresse, ce sont davantage les mutations des paysages et des frontières : qu’ont-ils à raconter, à six mois, un an, deux ans d’intervalle ?

Ainsi, dans les années 1990, l’artiste commence à photographier le même chemin, le même champ, la même plaine, chaque année en Auvergne. Prises au même endroit, les images traduisent les changements, ou au contraire l’immobilité, des paysages. Aucun commentaire n’est nécessaire, la série d’images parle d’elle-même. Les prises de vue révèlent le silence, le temps qui passe, et peut-être même les souvenirs, inscrits dans ces lieux.

Sa démarche intéresse le ministère de l’Environnement, qui lui propose de prendre part à un “Observatoire photographique” à partir de 1992. Elle explique :

“Le but [de cet Observatoire] (la visée documentaire) était d’enregistrer l’évolution des paysages dans le temps, et de constituer un fonds d’archives sur le territoire national. J’ai déplacé cette démarche d’observation et de documentation de façon informelle dans un Moyen-Orient et une mer Rouge chahutés par l’histoire et la violence.”

Une relation intime aux paysages

En juillet 1999, la photographe part pour Jérusalem. Si elle décide de commencer ses recherches sur le Moyen-Orient par cette ville, c’est pour la façon dont s’y “croisent l’espace et le temps”. Ce premier séjour se fait près d’un an après la seconde intifada (qui débute en septembre 2000, en résistance à l’occupation israélienne). Ces premières images prises par Anne-Marie Filaire immortalisent ce moment de l’entre-deux : “J’ai pu lire dans le paysage les premières traces de l’occupation autour de la ville”, rapporte-t-elle.

La photographe part à la recherche d’émotions, de paysages “qui semblaient répondre à des questions [qu’elle se posait] sur le sens [qu’elle avait] donné à [sa] vie”. Elle se déplace autour de Jérusalem, atteint Jéricho (en Cisjordanie) puis reste à Gaza pendant quelques jours. Sur le moment, il n’est pas clairement question pour elle d’entreprendre un travail documentaire. Elle précise qu’à l’époque “personne ne s’intéressait à ces pays. Aujourd’hui, revoir ces images du passé entre en résonance avec les populations qui sont chez nous en ce moment”.

Elle revient en Palestine quatre ans plus tard et y retourne fréquemment jusqu’en 2007. En 2004, survient la fin du pouvoir de Yasser Arafat et la construction du mur : “Un moment de tension extrême.” Dès lors, Filaire raconte avoir été témoin d’une rupture totale, qui se répercutait sur le paysage : “L’enfermement se matérialisait sous mes yeux”, affirme-t-elle.

Elle commence à effectuer des relevés de terrain au niveau des zones-frontières. Pendant plus de trois ans, elle reproduit son schéma auvergnat des années 1990 et photographie les mêmes lieux, afin de documenter les transformations et trouver des repères. Cette quête de repères fait entrer son travail dans une dimension autobiographique. L’exposition qui lui est consacrée au MuCEM permet d’ailleurs d’écouter des enregistrements de sa voix, qui raconte son travail, ses voyages.

Un regard sur le vide ?

Sur un ton qui ne laisse pas d’être amusé, elle nous raconte qu’à l’époque, ses collègues reporters pointaient tous leurs objectifs dans la même direction, celle des atrocités subies par les populations, et ne comprenaient pas pourquoi elle-même dirigeait son appareil de l’autre côté, celui du “vide”, du paysage. Quelques années plus tard, des soldats kenyans qui l’accompagnent en Érythrée s’étonnent de ses choix d’orientation : “Mais tu es folle, tu ne photographies rien, il n’y a rien ici”. La réponse de l’artiste est simple, pour elle ces paysages “vides” : “C’était du plein.”

Avec le temps, c’est un travail sur la durée qui s’installe et qui permet d’éclairer l’histoire des conflits d’une nouvelle lumière. Pendant plus de dix ans, Anne-Marie Filaire a posé son regard sur des territoires en train de subir des transformations, elle a immortalisé des paysages qui ne sont plus aujourd’hui, mais qui existent toujours dans notre imaginaire commun.

C’est un dialogue entre les images. Les clichés, pour la plupart en noir et blanc, offrent des pistes de réflexion sur l’évolution géopolitique de ces territoires. Au MuCEM, où sont exposées les photographies, les œuvres sont disposées de façon à se faire face depuis les quatre côtés de la galerie et proposent un jeu de perspective qui met en forme cette interaction.

La disposition des images donne l’impression d’être au milieu de ces paysages, entouré de panoramas en grands formats sur les côtés. À plat, au centre de la salle, sont posés sur un large bloc carré d’autres grands formats, autour desquels le visiteur est obligé de se déplacer, forcé lui aussi de vivre le mouvement autour des paysages.

La violence en images

La photographe a effectué certains de ces tirages sur de larges panneaux prenant des pans de mur entiers. Cependant, le résultat n’est pas présenté en rectangles parfaits. Certains panoramas ont pris la forme de plusieurs carrés placés côte à côte et séparés par des bandes blanches faisant office de cadres, tandis que les autres sont des carrés collés les uns aux autres, mais placés légèrement en quinconces. Ces dispositions donnent une impression de morcellement qui colle bien aux territoires photographiés. Ce sont des histoires de ruptures et de conflits que Filaire raconte à travers ces images.

La grande majorité des photographies sont en noir et blanc. Ces monochromes mettent l’accent sur les jeux de lumière auxquels se prête l’artiste. Une bande de lumière au milieu d’une vaste plaine et la colonie israélienne de Maale Adumim (voir ci-dessous) se pare d’une résonance poétique, intime, dans laquelle les ruptures connues par les populations se répercutent à même le sol.

C’est un travail sur la lumière et la beauté des paysages qu’a mis en place la photographe durant ces années. Elle, qui ne se considère pas comme une reporter, raconte que ses retours en France étaient difficiles, tant elle trouvait insupportable de voir la façon dont l’information y était relayée. Sa volonté, urgente, était de montrer l’occupation, la disparition.

De 2000 à 2005, elle voyage au Yémen et en Érythrée, et, en 2006, elle photographie la banlieue sud de Beyrouth. Son travail mêle espace et temps puisqu’elle choisit de partir au Yémen afin de “découvrir un pays caché, fermé aux yeux du monde […]. Voyager au Yémen, c’est faire un bond dans le temps”. Elle photographie l’Érythrée et ses frontières à un moment politiquement difficile où des journalistes indépendants se font arrêter et emprisonner, et elle rejoint le Liban lors de la période particulière de l’après-guerre.

En plus des paysages, des trous d’obus dans les immeubles beyrouthins et des lieux historiques érythréens, Anne-Marie Filaire photographie parfois des visages, des corps. Un jeune homme immobile sur son scooter, qui se retourne pour observer une foule en mouvement, le visage d’une petite fille, au milieu d’un groupe, seul regard tourné vers l’objectif de la photographe. Elle capture aussi l’immobile, ou du moins une représentation de cette immobilité l’espace d’un instant. Au centre de l’agitation, l’homme parfois ne bouge pas.

La démarche d’Anne-Marie Filaire est d’autant plus précieuse qu’au moment où elle l’a débutée, celle-ci ne prenait pas sens pour tout le monde. À une heure où la tendance est à la rapidité et au “tout de suite, maintenant”, le fait que Filaire offre un projet qui ne prend sens que sur le long terme est assez unique. L’artiste montre des histoires de résistance, de conflits et de disparitions à travers l’angle particulier de la transformation des paysages, seule empreinte des hommes sur terre.

L’exposition consacrée au travail d’Anne-Marie Filaire, “Zone de sécurité temporaire”, a lieu au musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée jusqu’au 29 mai 2017. Le livre de l’exposition est coédité par le MuCEM et les éditions Textuel.