Interview images : la vie au Kirghizistan à travers les souvenirs d’Elliott Verdier

Interview images : la vie au Kirghizistan à travers les souvenirs d’Elliott Verdier

photo de profil

Par Solenn Cordroc'h

Publié le

“Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux.” Le photographe français Elliott Verdier a suivi à la lettre le propos de Marcel Proust. Passionné par l’Asie centrale, le parisien a quitté sa zone de confort et a séjourné quatre mois au Kirghizistan. Dans sa série A Shaded Path, il apporte un premier éclairage sur ce pays injustement méconnu, oscillant entre tradition et modernité.

À voir aussi sur Konbini

Si les paysages du Kirghizistan sont dignes d’intérêt, le photographe Elliott Verdier n’a pas suivi le sentier du tourisme vert en arpentant les sinueux chemins montagneux. Il a préféré plonger en eaux glacées à la recherche de la mémoire et des espoirs des habitants. Son travail en argentique souligne avec justesse la difficile transition générationnelle. La population vieillissante figée dans une grandeur soviétique d’antan et la jeunesse vibrant de rêves d’un lointain Occident s’entrechoquent dans un horizon brouillé de mines d’uranium et de charbon.

Au jour le jour, le photographe a capté de multiples instants décisifs, en ouvrant l’œil au regard éclatant d’un passant, vers l’horizon brumeux d’un petit matin ou d’une odeur jusqu’alors inconnue. Néanmoins, tel un brouillard sur notre mémoire, seules restent figées les images instantanées d’un souvenir presque oublié. Pour Cheese, Elliott Verdier s’est replongé dans ses réminiscences du Kirghizistan et nous livre ses impressions de voyage en images.

Une femme ?

“C’était dans l’usine d’ampoules de Mailuu Suu. Je marchais dans l’immense hangar, le long des allées. Et puis il y avait cette femme. La prise de vue s’est faite très rapidement, on me rappelait à l’ordre, je n’avais pas beaucoup de temps. Je l’ai photographiée telle que je l’ai vue, rêveuse, avec comme une envie de s’échapper, lassée par son travail qu’elle exerce depuis l’ouverture de l’usine en 1973. Elle porte en elle, seule, les thématiques que je voulais aborder dans ce travail.”

Un homme ?

“Je ne me souviens plus de son nom, j’ai un peu honte. Je l’ai vu en train de construire sa maison avec son fils. En attendant, il vivait dans la roulotte juste à côté. C’était un homme, veuf, d’apparence froide et distante, d’un calme imperturbable, mais profondément bienveillant. Ce genre d’homme auquel la vie n’a pas fait de cadeau, mais toujours debout, simple, digne.”

Un décor ?

“Au fond d’une mine de charbon, éclairée par un puits de lumière naturelle. C’était une prise de vue vraiment difficile, j’avais installé mon trépied au seul endroit possible, sur la pente qui mène à ce trou. Du coup, je n’arrêtais pas de glisser, continuellement. Mais je voulais vraiment faire cette image du travailleur en blanc cerné par le noir du charbon, comme une perte de repère.”

Un souvenir ?

“C’est à l’orphelinat de Bishkek, la capitale. Beaucoup d’enfants sont encore abandonnés, car les parents n’ont pas assez de moyens pour les élever dignement. En arrivant dans ce qui ressemblait à une salle de classe, c’était un vrai bordel. Les enfants criaient et nous sautaient dessus. Et puis il y avait ce petit gars, discret dans son coin, en train de faire des origamis. Après la photo, il m’a donné un cygne en papier qui trône toujours sur mon bureau.”

Une déception ?

“J’étais chez ce vieil homme, vétéran de la seconde guerre mondiale. On a discuté. Il me racontait ses anecdotes avec beaucoup d’émotion. Il était touché de partager ça. Plus tard, son fils est arrivé, il a coupé court à la conversation et a refusé que je photographie son père. Il ne reste donc que cette veste, et le visage de ce monsieur s’efface de ma mémoire…”

Une sensation ?

“C’était la deuxième fois que je grimpais jusque-là. La veille, d’épais nuages et leurs flocons rendaient toute prise de vue impossible. J’ai hésité à revenir. Mais cette fois, le tableau était bien différent. Seul, là-haut, avec cette lumière intense sur ce cimetière intemporel, entouré de montagnes vieilles comme le monde. C’était un vrai instant d’éternité.”

Une odeur ?

“Celle du charbon. Ce matin-là, à Tash Kumyr, le vent balayait tout, comme à son habitude. Les poussières de charbon me fouettaient au visage, se logeaient dans mes yeux, ma bouche. Quand j’ai développé cette image, j’étais surpris de constater le calme qui s’en dégageait. Sur place, c’était brutal.”

Un son ?

“La machinerie de l’usine d’ampoules, figée dans le temps. Je les entendais depuis un bout de temps et je finissais par entrer dans cette pièce où cette femme se tenait seule.”

Un retour vers le passé ?

“Min Kush est une ville construite par l’URSS en 1953 pour exploiter l’uranium environnant. Elle était alors protégée par un check point à 100 km à la ronde, et seules les personnes autorisées pouvaient y entrer. La ville, sous la chaude couverture soviétique, croulait sous l’abondance, dégustant caviar et champagne alors que le reste du Kirghizistan vivait de peu. Les traces de peinture bleue sur cette maison témoignent des richesses passées, décrépies, comme un souvenir lointain.”

Une vision du futur ?

“Ayim a 24 ans et habite à Bishkek, la capitale. Elle rêve de venir habiter à Paris pour devenir styliste. À mon sens, elle incarne cette jeune génération kirghize qui tourne le dos aux traditions, pour prendre de plein fouet certains codes de notre société globalisée. À mi-chemin entre influence russe et américaine, qui se disputent la nouvelle hégémonie culturelle du pays, elle en porte tous les stigmates.”