L’endométriose et la misogynie médicale explorées dans une série artistique puissante

L’endométriose et la misogynie médicale explorées dans une série artistique puissante

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© Alicja Pawluczuk

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Par Ana Corderot

Publié le

"Avoir fait de ma douleur une œuvre d’art et l’exprimer pleinement, sans artifices, a été effrayant mais libérateur."

En novembre dernier, Alicja Pawluczuk lançait sa première exposition 100 % numérique, intitulée Gendered Pain (“Douleur genrée”). Dans cette exposition intense et bouleversante, l’artiste et chercheuse anglo-polonaise entendait examiner – de manière créative – les ressorts de sa propre douleur et de celle des femmes atteintes d’endométriose.

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Ainsi, elle levait le voile sur les incompétences d’un corps médical – majoritairement masculin – qui sous-estime et passe sous silence les souffrances des femmes et des personnes transgenres. De la même façon, elle met en lumière les failles d’une société qui ne fait que perpétrer des violences morales et psychiques sur celles-ci. Le temps d’un entretien avec Alicja Pawluczuk, cette dernière est revenue sur l’origine de son projet et nous a livré son histoire aussi personnelle qu’universelle. Rencontre.

© Alicja Pawluczuk

Konbini arts : Hello Alicja ! Peux-tu nous dire comment ce projet a-t-il vu le jour ?

Alicja Pawluczuk : Gendered Pain et mes autres créations découlent de plusieurs années de souffrances sous-estimées et inefficacement diagnostiquées. Atteinte depuis mon adolescence d’endométriose – une maladie peu étudiée et incurable, qui affecte les organes génitaux féminins et engendre des dommages collatéraux –, il a fallu que j’attende la vingtaine pour recevoir un traitement approprié.

Au fil des années, on m’a répété à plusieurs reprises que les problèmes menstruels, tels que les saignements abondants et les règles douloureuses, faisaient partie de ma nature de femme. J’ai grandi dans un quartier d’Europe de l’Est où les femmes et les douleurs menstruelles sont non seulement écartées mais aussi ignorées, comme un problème tabou. À travers mon exposition, je soutiens que peu de choses ont changé depuis le XIXe siècle.

“En tant que femmes, notre douleur est socialement construite.”

© Alicja Pawluczuk

Que voulais-tu transmettre à travers Gendered Pain ?

À travers Gendered Pain, j’ai voulu représenter mon expérience et les récits que l’on m’a socialement imposés. J’ai voulu me réapproprier mon ressenti et ne plus laisser les autres me dire comment je devrais souffrir. Mes œuvres d’art ont été influencées par des groupes d’aide pour l’endométriose, sur Facebook ou Instagram.

En tant que chercheuse sur les médias numériques et guerrière de l’endométriose, j’ai été profondément émue par les histoires qui ont été partagées en ligne – des histoires de personnes dont la souffrance n’a pas été prise au sérieux par les professionnels de la santé. Tout cela en raison de leur genre, origine ethnique, classe sociale, éducation […]. En tant que femmes, notre douleur est socialement construite. Mon exposition est donc influencée non seulement par mon expérience personnelle de la douleur et de la misogynie médicale, mais aussi par l’appel à l’aide des communautés en ligne.

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“Pendant des siècles, le corps des femmes, leur anatomie, leur fonctionnement ont été examinés à travers une perspective masculine.”

Peux-tu nous en dire plus sur le choix du titre, Douleur genrée ?

Quand je parle de “douleur genrée”, je fais référence aux différentes idées socialement construites en ce qui concerne à la fois le genre et la douleur. Les stéréotypes sur le genre et la race affectent les perceptions de la douleur. En tant que femme, nous ne possédons pas les récits de notre souffrance puisqu’on nous a imposé une manière de souffrir. Il ne faut pas trop se plaindre ou alors en silence, ne pas trop en faire sinon nous sommes taxées d’hystériques.

Pendant des siècles, le corps des femmes, leur anatomie, leur fonctionnement ont été examinés à travers une perspective masculine. C’est pourquoi la perception de notre société sur la douleur féminine est largement influencée par le sexisme, le racisme, mais aussi et surtout, par des années de misogynie médicale. Je soutiens pour autant que la misogynie médicale affecte tous les genres.

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Dans ce projet, tu utilises différents médias. Permettent-ils de montrer la diversité de la douleur ?

J’ai cherché à explorer différentes méthodes pour refléter la façon dont le récit misogyne s’est infiltré : via le collage, la peinture et la poésie. Dans Gendered Pain, il existe un mélange de visuels qui visent à représenter ce sentiment de malaise face à la douleur de l’endométriose.

C’est sanglant et révoltant (par exemple, je montre du sang menstruel) mais, en même temps, cela doit être emballé dans quelque chose de socialement acceptable pour être pris au sérieux (par exemple, les femmes doivent présenter leur douleur de manière appropriée tout en paraissant à peu près présentables – pas trop provocantes, car elles pourraient être jugées pour cela). Aussi, j’ai ajouté de l’audio : on entend une voix masculine lisant les récits de femmes. Cela permet de montrer que la voix masculine est souvent considérée comme plus autoritaire.

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Parle-nous un peu de ton pseudo : Hy_stera.

Le mot hystérie vient du grec hyster, qui signifie utérus. Pendant longtemps, on m’a traitée d’hystérique (hysteryczka, en polonais) parce que j’étais trop émotive et trop souvent malade. Seulement, mes hystéries ont fait de moi la femme que je suis aujourd’hui. Je canalise mon hystérie pour la transformer en art et, par ma maladie, j’ai le pouvoir de faire des choses que je n’aurais pas pu faire auparavant.

“Mon art est devenu ma façon de communiquer avec le monde.”

En sublimant ta douleur en art, as-tu trouvé une façon de la soulager ?

Avoir fait de ma douleur une œuvre d’art et l’exprimer pleinement, sans artifices, a été effrayant mais libérateur. Je n’entends pas romancer ma douleur mais montrer qu’elle existe. Cela m’a donné une raison d’être ouvertement hystérique et de défendre la communauté de personnes souffrant d’endométriose. Le fait d’assumer mon hystérie m’a fait sentir plus vulnérable puisque, en tant que chercheuse, cela peut affecter ma crédibilité.

Dans l’ensemble, je dirais que mon art est devenu une forme d’activisme et j’espère vraiment que cela mènera à une prise de conscience quant aux normes sociales qui affectent la douleur des femmes. Mon art est devenu ma façon de communiquer avec le monde et j’espère continuer à l’utiliser au cours des années à venir.

© Alicja Pawluczuk

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