Les mille et un visages de la jeunesse marocaine photographiés par M’hammed Kilito

Les mille et un visages de la jeunesse marocaine photographiés par M’hammed Kilito

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© M’hammed Kilito

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Par Apolline Bazin

Publié le

En s'introduisant dans l’univers de jeunes marocains, son travail dresse le portrait d'une génération qui aspire au changement.

Les premières images de cette série nommée Among You montrent des jeunes gothiques, queer, aux cheveux colorés… Des looks affirmés qui contrastent fortement avec l’autre côté du diptyque rappelant le lien au pays avec un élément de paysage.

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Diplômé en art et sciences politiques, M’hammed Kilito travaille depuis longtemps sur les questions de migration et d’identité. Son travail a été salué par la fondation Magnum, The Arab Fund for Arts and Culture ou encore le Tate. Il entreprend ici une enquête introspective sur les forces vives de son pays :

“L’idée de consacrer un projet à la jeunesse marocaine est en gestation depuis quelque temps. C’est en lisant les chiffres alarmants fournis par le Conseil économique, social et environnemental dans le rapport intitulé ‘Une nouvelle initiative nationale intégrée pour la jeunesse marocaine’, rendu public en août 2018 – sur la tranche d’âge 15-34 ans – que j’ai enfin décidé de me lancer dans cette entreprise.”

Nasser, “Among You”. (© M’hammed Kilito)

Être jeune au Maroc en 2020

Les chiffres que le photographe relève en disent très long sur le peu de perspectives ouvertes aux jeunes : 20 % sont au chômage, la majeure partie (82 %) ne pratique pas de sport et seulement 1 % des jeunes adhèrent à un parti politique ou à un syndicat… Alors qu’elle est l’atout majeur du pays, la jeunesse marocaine est à la fois délaissée et empêchée de se créer un horizon. M’hammed Kilito rencontre ses sujets via des connaissances communes ou les déniche sur les réseaux sociaux :

“Les profils qui m’intéressent sont des jeunes qui, à travers leurs activités créatives, leur apparence ou leur sexualité, véhiculent l’image d’un Maroc jeune, en éveil, changeant, revendiquant le droit à la différence et célébrant la diversité. Des jeunes qui, au-delà de l’esthétique et de l’image qu’ils veulent montrer, ont une histoire à partager qui permet de mieux saisir ce que signifie être jeune aujourd’hui au Maroc.”

Tilila, “Among You”. (© M’hammed Kilito)

La deuxième photo de ses diptyques lui permet de donner plus d’éléments sur l’histoire de la personne photographiée, comment elle tente de s’émanciper. Il raconte : Salima est une jeune fille très forte qui a vécu tellement de combats difficiles que je les illustre par ces multiples couches de tissus utilisés par les femmes berbères pour protéger les huttes de terres en hiver.”

Les parents de cette jeune femme s’opposent à sa pratique de l’haltérophilie : un corps de femme musclé serait repoussant et l’empêcherait donc de trouver un mari.

Salima, “Among You”. (© M’hammed Kilito)

Plus que le traditionalisme religieux, ce sont le contrôle social et le conformisme qui contraignent les jeunes rencontrés par M’hammed Kilito : Salma présente un idéal de beauté peu commun au Maroc, une esthétique goth que je contraste avec une photo qui contient plusieurs portraits d’actrices et d’acteurs arabes, icônes de beauté de l’ancienne génération.”

Salma, “Among You”. (© M’hammed Kilito)

Les dégaines bien dessinées de ses sujets disent à leur manière un besoin d’expression viscéral : Anas, qui a une attitude et un look qu’il qualifie de ‘gangsta’, n’a que 18 ans et il est d’une profonde douceur. Je lui ai trouvé un côté enfantin, d’où la voiture-jouet.”

Anas, “Among You”. (© M’hammed Kilito)

S’émanciper par l’identité ?

En montrant les styles et contre-cultures qu’on croise ailleurs chez les jeunes Marocain·e·s, Among You illustre l’influence de la mondialisation culturelle. Un paramètre qui permet à cette jeunesse de se construire un langage à part et surtout, la technologie leur permet d’interagir avec d’autres communautés, permet[tant] ainsi une plus grande ouverture d’esprit, l’apprentissage et l’affirmation de ses différentes identités”.

Un propos que M’hammed Kilito nuance aussitôt : Par ailleurs, je tiens à souligner que la tendance à l’homogénéisation culturelle n’est pas nécessairement une bonne chose, car on perd à petit feu les particularités culturelles ancestrales propres à chacune de nos cultures.”

Randa, “Among You”. (© M’hammed Kilito)

Ce que raconte la difficulté de s’affirmer, c’est tout le poids d’une société traversée par de nombreuses contradictions :

“Le Maroc est un pays à plusieurs vitesses où cohabitent des micro-sociétés divisées selon un ou quelques fois plusieurs clivages, plus ou moins profonds selon les cas. Libéraux et conservateurs, riches et pauvres, francophones et arabophones/berbérophones, ruraux ou citadins pour donner quelques exemples. Dans une même famille on peut trouver deux frères qui tirent leurs imaginaires conceptuels et idéaux l’un de l’Orient arabe et l’autre de l’Occident”, raconte M’hammed Kilito.

“La jeunesse marocaine se cherche, enlisée et perdue dans ses contradictions. Elle est tiraillée entre la modernité et le conservatisme […] et tente de bricoler son identité comme elle peut. Peut-être que c’est de ces frictions que naissent les sous-cultures“, poursuit-il.

Alae, “Among You”. (© M’hammed Kilito)

Les jeunes Marocain·e·s racontent un rapport ambivalent à leur pays, un lien d’amour et de rejet. Certain·e·s continuent de faire des compromis et se satisfont des bonnes rencontres où ils et elles se sentent compris·es :

“Ils gardent un sentiment de gratitude envers les rares personnes qui dépassent les idées reçues et ne procèdent pas au jugement facile basé sur l’apparence. D’autres veulent quitter le pays et estiment que l’État ne fait pas grand-chose pour les garder ici. Ils trouvent que leur potentiel est perdu en raison de l’absence de structures étatiques facilitant la participation des jeunes à la vie sociale, ce qui contribuerait à leur isolement et à leur frustration.

Enfin, il y a ceux qui ne veulent sous aucun prétexte quitter le pays et pensent que leur place est ici et qu’ils doivent batailler pour que le changement soit effectif. C’est le cas de Hajar et Inès qui déclarent que c’est leur devoir en tant que communauté queer d’assumer et de s’approprier un espace où exister. Selon elles, le changement viendra quand la communauté queer se saisira elle-même de son destin et s’imposera en tant que communauté agissante.”

Hajar et Inès, “Among You”. (© M’hammed Kilito)

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