“Parfois, faire quelque chose ne mène à rien” : l’exposition qui donne de la valeur à l’inutile

“Parfois, faire quelque chose ne mène à rien” : l’exposition qui donne de la valeur à l’inutile

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Par Lisa Miquet

Publié le

Alors qu’elles ne se connaissaient pas, Camille Léage et Elsa Noyons se sont rencontrées en réalisant leurs projets artistiques respectifs. Aujourd’hui réunies dans une exposition commune, elles abordent avec justesse les questions de la ville et du vivre ensemble.

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“Parfois, faire quelque chose ne mène à rien” : c’est par cette douce citation de Francis Alÿs qu’Elsa Noyons et Camille Léage ont voulu commencer leur projet commun. Exposées sur les murs de la galerie L’inattendue à Paris, elles présentent Bouillon public et Bus 60, deux travaux distincts mais qui possèdent de nombreuses similitudes, dont celle de vouloir donner de la valeur à l’inutile.

Camille Léage est photographe, et pour porter un nouveau regard sur sa ville, elle a décidé de marcher chaque week-end en suivant le même itinéraire, celui du bus 60. Elsa Noyons, elle, est plasticienne. Régulièrement, elle déplace et installe une table dans Paris afin d’inviter des inconnus à se joindre à elle. Alors qu’elles menaient leurs projets respectifs en parallèle, les deux artistes se sont rencontrées par hasard à l’arrêt Manin à Paris. Elsa a posé pour Camille, puis cette dernière s’est assise à sa table. Une rencontre marquante, permettant à chacune d’entrer dans l’univers de l’autre, pour aujourd’hui réaliser une exposition collective.

Elsa Noyons s’est lancée dans le projet Bouillon public peu de temps après les attentats du 13 novembre. Elle voulait tenter de répondre à la peur de l’autre, de montrer qu’il est toujours possible de vivre ensemble et de se mélanger. Après avoir installé une table et quatre chaises dans la rue, elle partage son repas avec des inconnus, prenant soin de proscrire l’alcool et la viande afin de n’exclure personne. De son côté, Camille Léage a entrepris son projet pour voyager au sein de sa propre ville. Elle nous raconte :

Bus 60 est un projet que je mène depuis plus d’un an. Je marche et je photographie dans les 18e, 19e et 20e arrondissements de Paris autour d’un même itinéraire, celui du bus 60. L’ambition de ce projet est de porter un autre regard sur la ville, de montrer la diversité de la population parisienne mais aussi de la pluralité de son architecture.

Quand on pense à Paris, on a souvent en tête Doisneau, les immeubles haussmanniens, des images en noir et blanc… À l’inverse, on peut aussi avoir une vision très stéréotypée du “Paris populaire” : on va aller à Barbès photographier les sapeurs, mais il n’y a pas que ça là-bas. L’itinéraire du bus 60, c’est vraiment un prétexte pour traverser des zones et les populations.”

“On peut s’évader dans notre quotidien”

Solitaires et répétitifs, les travaux des deux artistes entretiennent des liens étroits avec la temporalité. Que ce soit l’attente d’avoir quelqu’un à sa table pour Elsa ou les heures de déambulation pour Camille, les deux projets sont d’une douce indolence. Une lenteur revendiquée par les jeunes femmes, comme le souligne Camille :

“On vit dans un monde où on passe notre temps à courir, on ne parle plus aux gens, on répond tous en permanence à des logiques économiques. Tout doit être utile et chronométré. J’avais envie de ralentir, j’avais envie de retrouver les sensations que je peux trouver en voyage mais que je ne retrouve pas toujours dans ma vie.

J’avais envie de renouveler mon regard sur Paris. On arrive à s’émerveiller devant plein de choses quand on est à l’étranger, mais pas forcément quand on est dans notre ville. […] C’est important de se déconnecter, de revenir à quelque chose qui est proche de nous, de notre quotidien, de notre voisinage. On a trop tendance à vouloir partir loin, à s’évader, alors que l’on peut s’évader dans notre quotidien. C’est fondamental de temps en temps, de se déconnecter de nos vies.”

Passant des heures à fouler le bitume parisien, les deux jeunes femmes occupaient l’espace public en solitaire : elles pouvaient donc s’attendre à être régulièrement importunées. Et pourtant, toutes deux ont eu l’heureuse surprise de découvrir qu’elles n’étaient pas dérangées lorsqu’elles endossaient le statut d’artiste. Grâce à leurs projets, elles passent du rôle de “femmes observées” à “femmes qui observent”, ce qui entraîne un rééquilibrage des rapports :

“J’ai habité dans plusieurs des endroits de l’itinéraire que j’emprunte et ce que je constate, c’est que je ne me fais jamais importuner – et Elsa non plus – lorsque je me déplace dans le cadre de mon projet, ce qui n’est pas le cas au quotidien. Ça montre qu’il y a une question d’attitude : dans la vie quotidienne, je regarde par terre. Pour ce projet, je dois lever le regard. Elsa a fait le même constat : sa table la protège. C’est comme si elle était chez elle dans la rue.”

Peu de femmes dans l’espace public

Si elles n’ont pas eu à subir le harcèlement de rue lorsqu’elles exerçaient leurs activités artistiques, elles déplorent quand même, toutes les deux, l’absence de femmes dans l’espace public. Camille Léage raconte avec regret qu’elle n’a pas réussi à photographier des femmes, malgré ses longues heures de voyage parisien :

“Je croise surtout des hommes. Il y a des femmes dans la rue, mais elles traversent seulement et n’occupent pas l’espace public, sauf quand elles vont au parc avec leurs enfants. Si je pense à mes images, j’ai par exemple en tête un cliché qui montre des femmes asiatiques en train de faire du tai-chi, mais elles sont en groupe. Des femmes seules, qui zonent dans la rue, je n’en ai pas rencontré. Ma seule vraie rencontre, c’est Elsa et sa table. C’est un peu triste comme constat. Je vais continuer ce projet en espérant croiser des femmes.”

Initiés en solitaire et aujourd’hui réunis dans cette exposition collective, les dispositifs de Camille Léage et d’Elsa Noyons sont un bel exemple de vivre ensemble. Comme une invitation à reprendre possession de la rue, leurs travaux nous questionnent sur l’égalité homme-femme, la gentrification ou encore la transformation de Paris. Sous forme d’une délicate résistance aux logiques économiques, elles nous obligent à poser un regard différent sur notre quotidien. Une démarche à saluer, car si “parfois, faire quelque chose ne mène à rien”, ce sont aussi ces petits riens qui unissent une société.

Parfois, faire quelque chose ne mène à rien, du 20 juin au 8 juillet 2017, à la galerie L’inattendue à Paris. Retrouvez les comptes Instagram d’Elsa Noyons et de Camille Léage.