AccueilPop culture

Quelles précautions prendre pour documenter des manifestations ?

Quelles précautions prendre pour documenter des manifestations ?

Image :

© Aïda Dahmani

avatar

Par Lise Lanot

Publié le , modifié le

Bichara, Aïda Dahmani et l'avocate Marion Jobert nous partagent leurs conseils concernant la documentation de manifestations.

Si la puissance des manifestations et rassemblements n’est plus à faire, il convient de ne pas oublier l’importance de documenter de tels événements. Des regroupements antiracistes aux soulèvements politiques, nombre de photographes, pro et amateur·rice·s, assument cette lourde charge afin de marquer les combats dans l’histoire et de célébrer la ferveur populaire. 

À voir aussi sur Konbini

Afin de partir préparé·e·s, voici quelques conseils prodigués par deux photographes et une avocate au moment des manifestations Black Lives Matter de juin 2020 à Paris, lorsque des dizaines de milliers de personnes s’étaient rassemblées devant le tribunal de grande instance de Paris, en soutien à la famille d’Adama Traoré, tué par des gendarmes le 19 juillet 2016. Les photographes Aïda Dahmani, Brando Prizzon et Bichara y avaient documenté la ferveur d’une foule variée, unie par la colère et la douleur de voir des personnes tuées ou violentées à cause de leur couleur de peau.

© Aïda Dahmani

Au numérique avec Bichara

Bichara a pris ses images en couleurs et au flash. Il nous a raconté sa volonté d’immortaliser l’engagement des manifestant·e·s, “le ras-le-bol, la participation dramatique”, en prenant des images à la volée depuis le cœur de la foule. Habitué à couvrir les manifestations en soutien à Adama et pour la liberté d’expression, Bichara n’oublie pas de prendre ses précautions : 

“On n’oublie pas de prendre de l’eau, du lait pour soulager les brûlures du gaz lacrymo sur les yeux au cas où on se retrouve exposé à de forts nuages. On a toujours des masques ; des lunettes de piscine, parce qu’elle ventousent et évitent la lacrymo dans les yeux ; un casque pour éviter de se prendre un projectile dans la tête parce qu’on se trouve souvent entre la police et les manifestants ; et un gilet pour indiquer qu’on est photographe ou qu’on fait partie de la presse.”

© Brando Prizzon

D’un point de vue plus technique, Bichara explique utiliser un 5D Mark III, un appareil robuste qu’une chute ne cassera pas : 

“Je n’ai pas peur de casser ou me faire voler mon appareil parce que je ne le sacralise pas. Ce qui est sacré pour moi, c’est la photo. Si on me vole mon appareil, je voudrais juste récupérer la carte SD, la moindre photo est plus importante que l’objet en lui-même. 

Concernant les objectifs, je prends un 24-105 mm, un Sigma qui me permet de faire des zooms, et un 50 mm pour les portraits. Je demande beaucoup aux gens de poser parce que j’adore les portraits et je leur montre les images ensuite. Sinon, je recherche les mouvements, les actions, les gens en train de lutter, de se battre. C’est ce qui m’intéresse.”

© Bichara

À l’argentique avec Aïda Dahmani

Aïda Dahmani a quant à elle documenté le rassemblement à l’argentique, avec deux boitiers et deux focales fixes : “Un de 35 mm, la focale de base pour les reportages qui permet de faire à la fois du portrait et des prises de vues un peu plus larges de la foule et des groupes ; et un de 90 mm pour les situations qui sont trop loin de moi. Il y avait tellement de monde mardi qu’il était difficile de se déplacer donc cette focale était très utile.”

Aïda Dahmani a immortalisé nombre de manifestant·e·s “perchés sur des poteaux ou sur des rebords en hauteur qui sortaient un peu du lot” : “Cela faisait une belle lumière, avec des bouts de ciel.” Concernant ces images, le 90 mm était parfait “pour détacher un sujet en particulier à isoler”.

© Aïda Dahmani

Les monochromes puissants d’Aïda Dahmani n’ont rien à envier aux célèbres photographes de l’agence Magnum qu’elle admire. Pendant la manifestation, elle avait en tête les grands reportages effectués lors de mai 1968, persuadée qu’elle aussi, et toute la foule qui l’entourait, participait à un moment historique : 

“Je pense qu’en tant que photographe, dans ce genre de situations, il est important de se demander pourquoi on est là, pourquoi on photographie ce qu’on photographie. J’avais envie que les gens aient l’impression d’y être en voyant mes images.”

© Aïda Dahmani

La photographie, une arme politique

La documentation de ces événements est essentielle, elle permet de faire rayonner le mouvement et de faire exploser leur force. Elle est une arme politique pour raconter l’histoire, celle qui est parfois opprimée. Le rassemblement pour Adama était la première manifestation d’Aïda Dahmani, autant en tant que photographe qu’en tant que manifestante. Elle raconte y être allée pour témoigner de son époque : “Je savais que ça allait être une date charnière dans le combat des Traoré.” 

© Bichara

Attention, cependant, la photographie peut aussi se retourner contre les manifestant·e·s. C’est pour cela que Bichara et Aïda Dahmani préviennent qu’ils évitent les images qui pourraient porter préjudice.

“Je ne veux jamais porter atteinte à la dignité des gens avec mes photos, et je voulais encore moins leur porter préjudice vu la situation. C’était inédit parce que tout le monde était masqué à cause du Covid-19. Sur l’image, c’est inhabituel. Les masques permettaient aux gens de cacher leur visage et je pense que, du coup, ils étaient plus à l’aise à l’idée d’être pris en photo. Tous ceux à qui j’ai demandé ont accepté.”

© Aïda Dahmani

Si vous participez à une manifestation, Bichara insiste sur le fait qu’il est nécessaire de “bien connaître ses droits et garder le silence” ainsi que d’être en lien avec un·e avocat·e. Maître Marion Jobert, avocate au sein du cabinet Qnia Jobert, appuie avec force ces propos : 

“Lors d’une interpellation et d’une arrestation par la police, la première chose à faire est de demander aux officiers dans quel cadre procédural on se trouve : est-ce une vérification d’identité ou une garde à vue ? Si c’est une vérification d’identité (c’est-à-dire qu’on ne peut prouver son identité), la police ne peut vous retenir que quatre heures. Quoi qu’il en soit, il est recommandé d’avoir une pièce d’identité sur soi.

Si c’est une garde à vue, il faut tout d’abord lire le procès-verbal avant de le signer pour comprendre le délit reproché. Puis, il faut demander à voir un médecin et être assisté par un avocat. Ce sont les droits de tout gardé à vue, c’est très important : s’ils ne sont pas respectés, c’est ce que l’on appelle une nullité de procédure et cela peut entraîner la nullité de la mesure de garde à vue. Enfin, le plus important, c’est d’user de son droit au silence et de se taire. Quoiqu’on déclare en audition cela pourra être utilisé contre vous.”

© Bichara

Enfin, bien que la documentation de ces événements soit importante, Maître Marion Jobert conseille de diffuser le moins possible ses images sur les réseaux sociaux et, au moins, de masquer les visages et les signes distinctifs (chaussures notamment) sur les images qui pourraient porter préjudice aux protagonistes  : 

“Les forces de l’ordre ont accès à tous les réseaux sociaux et regardent les images. Cela arrive très régulièrement que des personnes soient mises en examen pour destruction ou violence à l’encontre des forces de l’ordre juste parce qu’elles apparaissent sur des photos ou des vidéos. De plus, il faut bien sûr demander aux gens leur accord avant de les prendre en photo et de les diffuser.”

© Brando Prizzon

En ce qui concerne les forces de l’ordre, il est légal de photographier et filmer un agent de police dès lors qu’il est dans l’exercice de ses fonctions. Attention cependant, il est interdit de faire preuve de diffamation. 

En garde à vue, la police a le droit de regarder vos images, si vous vous faites arrêter, il faut donc éteindre son portable : “Le refus de communiquer son code est passible de poursuites selon le Code pénal même si une jurisprudence récente tend à rejeter les poursuites pénales pour un tel refus. En conséquence, si on vous demande votre code, usez de votre droit au silence.”

© Bichara

© Brando Prizzon

© Bichara

© Brando Prizzon

Merci à Aïda Dahmani, Bichara, Brando Prizzon et l’avocate Marion Jobert