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La nécessité de redécouvrir l’œuvre de Gordon Parks, à la lumière de la lutte antiraciste

La nécessité de redécouvrir l’œuvre de Gordon Parks, à la lumière de la lutte antiraciste

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© Gordon Parks/The Gordon Parks Foundation/Courtesy de la Gordon Parks Foundation, New York et de la galerie Alison Jacques Gallery, Londres

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Par Lise Lanot

Publié le

Quinze ans après sa mort, la force et l'éloquence des photos de Gordon Parks racontent le racisme aux États-Unis.

À 25 ans, Gordon Parks entamait sa carrière de photographe. Une carrière qui s’annonçait longue et riche et qui allait changer la face du photojournalisme en racontant enfin le quotidien des Afro-Américain·e·s. Ses séries photo consacrées aux gangs de Harlem, à la ségrégation du Sud des États-Unis, à Malcolm X, Mohamed Ali, Martin Luther King Jr., les Black Panthers et sa propre expérience du racisme ont d’abord été publiées dans les plus grandes publications ainsi que dans le célèbre Life Magazine, au sein duquel il a travaillé jusque dans les années 1970. 

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Actif en tant que photographe mais aussi comme réalisateur, romancier journaliste et militant jusqu’à sa mort (survenue à ses 93 ans), il a légué une œuvre dense. C’est parce qu’il était conscient de la nécessité que cette dernière soit vue, que ses images soient signées de son nom et que ses représentations de personnes noires vues par un homme noir soient connues, qu’il avait déjà organisé et daté ses images avant de mourir, dans l’idée qu’elles lui survivent.

“Sans titre”, Mobile, Alabama, 1956. (© Gordon Parks/The Gordon Parks Foundation/Courtesy de la Gordon Parks Foundation, New York et de la galerie Alison Jacques Gallery, Londres)

Depuis 2006, la Gordon Parks Foundation permet de se replonger dans son œuvre et de se rendre compte de toute sa modernité. Un compte Instagram dédié (qu’on vous invite à suivre) a d’ailleurs été créé. La modernité de ses thématiques est cependant à déplorer, comme le soulignait la fondation du photographe après le 25 mai 2020 :

“Gordon Parks n’a jamais rencontré George Floyd mais ils ont connu la même lutte, ils ont payé le prix destructeur du racisme, ils savaient ce que signifiait de vivre sous le voile de la suspicion et de la violence de ceux qui étaient supposés protéger leur vie. 

George Floyd a quitté Houston pour les Twin Cities [Minneapolis et Saint Paul, ndlr] en 2014, à la recherche d’une vie meilleure, tout comme Gordon Parks l’avait fait 86 ans plus tôt, en émigrant du Kansas. Les deux hommes ont souffert du racisme. L’un d’eux l’endurant assez pour en faire une motivation de carrière visant à combattre l’injustice ; l’autre n’ayant tragiquement jamais eu cette chance.”

“Sans titre”, Shady Grove, Alabama, 1956. (© Gordon Parks/The Gordon Parks Foundation/Courtesy de la Gordon Parks Foundation, New York et de la galerie Alison Jacques Gallery, Londres)

L’objectif de la fondation Gordon Parks est de continuer à partager au plus grand nombre son travail artistique et militant. Il s’agit d’une mission historique et éducative, qui rappelle les atrocités de la ségrégation et les douleurs d’être constamment mis au ban de la société pour sa couleur de peau.

Un travail viscéralement nécessaire

Parks a documenté les détresses et les forces de la lutte antiraciste. Examiner son travail aide à remettre en contexte ce combat, à reconnaître à quel point il est récent, loin d’être terminé et qu’il se doit d’être une affaire collective.

“Sans titre”, Harlem, New York, 1963. (© Gordon Parks/The Gordon Parks Foundation/Courtesy de la Gordon Parks Foundation, New York et de la galerie Alison Jacques Gallery, Londres)

Cette nécessité de la représentation et de la diffusion de l’histoire noire est à la base du travail de Gordon Parks. En 2018, la photographe Deborah Willis confiait d’ailleurs au New York Times que l’homme était “déterminé à ce que son histoire soit racontée, à ce que l’étendue de son histoire soit racontée depuis de multiples perspectives […] Son histoire était complexe. Elle n’était pas unidimensionnelle, au contraire de ce que pensent les gens quand ils voient quelqu’un de noir et pauvre à cette époque”.

Deborah Willis donnait cette interview avant la sortie d’un livre sur le photographe, coécrit par Philip Brookman, Sarah Lewis, Richard J. Powell et Maurice Berger, et suivant une exposition d’envergure éponyme, “Gordon Parks: The New Tide, Early Work 1940-1950“. Depuis 2018, les ouvrages, expositions et études de l’œuvre du photographe américain se multiplient : c’est la preuve de sa portée et de sa pertinence.

“Sans titre”, Shady Grove, Alabama, 1956. (© Gordon Parks/The Gordon Parks Foundation/Courtesy de la Gordon Parks Foundation, New York et de la galerie Alison Jacques Gallery, Londres)

De la nécessité de montrer le banal avec emphase…

Cela faisait 25 ans que le travail de Gordon Parks n’avait pas été présenté dans le cadre d’une exposition solo à Londres. Malgré un peu de retard lié à l’épidémie du Covid-19, la galerie Alison Jacques fait de 2020, l’année de Gordon Parks. Elle présente une double exposition consacrée à son travail. La première partie s’intéresse à deux séries initialement publiées dans Life Magazine Segregation in the South (1956) et Black Muslims (1963). La seconde partie de l’exposition – présentée durant tout le mois de septembre – se concentrera sur le travail du photographe autour du boxeur Mohamed Ali.

Tout le mois de juillet, la galerie expose une période charnière du travail de Gordon Parks, celle qui coïncide avec l’essor du mouvement des droits civiques. C’est à ce moment-là notamment qu’il affirme s’être rendu compte “que l’appareil photo pouvait être une arme contre la pauvreté, contre le racisme, contre toutes sortes de maux sociaux”.

“Sans titre”, Nashville, Tennessee, 1956. (© Gordon Parks/The Gordon Parks Foundation/Courtesy de la Gordon Parks Foundation, New York et de la galerie Alison Jacques Gallery, Londres)

La galerie souhaite mettre en lumière cet angle, si cher à Gordon Parks, de montrer le quotidien, le banal. Malgré les violences de la ségrégation des années 1950, il choisit de pointer son appareil vers le quotidien de trois familles noires dans l’Alabama. Il crée des “portraits solennels de personnes ordinaires, prises dans le rythme de leur vie de tous les jours, inébranlables malgré les difficultés des divisions raciales”, énonce la galerie. Sa volonté de créer de l’empathie dans sa photo-documentation lui fait affirmer que “c’est le cœur, et non pas l’œil, qui devrait déterminer le fond d’une photographie”.

… et le sensationnel avec réalisme

Convaincu que son appareil photo était un moyen de montrer les choses sous un angle différent, Gordon Parks s’est attaqué à des sujets épineux, tels que la vie pénitentiaire et la criminalité aux États-Unis. Son étude des facteurs socio-économiques menant à des comportements criminels et à l’incarcération est présentée dans un beau livre édité chez Steidl, Gordon Parks: The Atmosphere of Crime, 1957. 

“Sans titre”, prison San Quentin, Californie, 1957. (© Gordon Parks/”The Atmosphere of Crime, 1957″, publié aux éditions Steidl)

Ses images, publiées par Life, visent à pointer la complexité d’un système qu’on fait souvent manquer de nuances : “En transcendant le romantisme des films de gangsters, le suspense de la farce criminelle et les représentations racistes des suspects – alors majoritaires dans la culture populaire américaine –, Gordon Parks a documenté la réalité avec vivacité et éloquence […]”, peut-on lire dans Exibar Street.

Avec sa subtilité légendaire, Gordon Parks nous entraîne à l’intérieur des commissariats, au sein de prisons fédérales et dans les nuits obscures de différentes rues de métropoles américaines. L’ouvrage est une incursion dans le travail couleur du photographe, qui donne à des scènes difficiles un grain affirmé mais dont le but n’est jamais de magnifier les scènes observées.

“Sans titre”, 1957. (© Gordon Parks/”The Atmosphere of Crime, 1957″, publié aux éditions Steidl)

Une œuvre vivante

L’œuvre de Gordon Parks est précieuse, elle est un moyen de se plonger dans les événements d’hier pour faire bouger les lignes d’aujourd’hui. Les musées, galeries et maisons d’édition en ont conscience et on imagine déjà une recrudescence des événements et publications liées au photographe.

L’immersion dans cette œuvre se fait face aux images, de façon virtuelle ou physique, mais aussi de façon active. En effet, la Gordon Parks Foundation l’affirme : l’âme du photographe ne se trouve pas seulement dans les dizaines de milliers d’images qu’on conserve de lui ; elle se trouve aussi “dans les rues, dans les chants des personnes qui marchent pour s’assurer que la mort de George Floyd sera la dernière de ce genre”.

“Sans titre”, Alabama, 1956. (© Gordon Parks/The Gordon Parks Foundation/Courtesy de la Gordon Parks Foundation, New York et de la galerie Alison Jacques Gallery, Londres)

“Sans titre”, Alabama, 1956. (© Gordon Parks/The Gordon Parks Foundation/Courtesy de la Gordon Parks Foundation, New York et de la galerie Alison Jacques Gallery, Londres)

“Raiding Detectives”, Chicago, Illinois, 1957. (© Gordon Parks/”The Atmosphere of Crime, 1957″, publié aux éditions Steidl)

“Sans titre”, Chicago, Illinois, 1957. (© Gordon Parks/”The Atmosphere of Crime, 1957″, publié aux éditions Steidl)

“Sans titre”, Chicago, Illinois, 1957. (© Gordon Parks/”The Atmosphere of Crime, 1957″, publié aux éditions Steidl)

Vous pouvez retrouver la Gordon Parks Foundation sur InstagramL’exposition “Gordon Parks: Part One” est visible à la galerie londonienne Alison Jacques jusqu’au 1er août 2020. Le livre Gordon Parks: The Atmosphere of Crime, 1957 est publié aux éditions Steidl.