Rencontre : l’Amérique dans l’objectif de Françoise Gaujour

Rencontre : l’Amérique dans l’objectif de Françoise Gaujour

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Par Apolline Bazin

Publié le

Après une longue carrière de journaliste, Françoise Gaujour a commencé une nouvelle aventure en se lançant dans la photographie. Retour sur ses cartes postales artistiques de l’Ouest américain.

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Elle a été journaliste pendant des années et la première femme présentatrice d’une revue de presse radio sur France Inter. Avec elle, on aurait très bien pu parler des heures d’histoire de l’art et d’une partie de sa carrière chez Europe 1 consacrée à la culture. Mais c’est par son travail de photographe que nous avons connu Françoise Gaujour. Son portfolio est très riche : portraits du bout du monde, photos abstraites comme des aquarelles, reportages… Difficile d’imaginer que toutes ces créations viennent d’une seule paire d’yeux. D’ailleurs, d’un seul voyage aux États-Unis, Françoise Gaujour a tiré des séries très différentes : néons glamour en Californie (The American Myth), désolation blafarde à Bombay Beach (Stay Alive) et Grand Ouest romantique (Wild Wild West 1 et 2). Entretien tout en nuances.

Cheese | Comment avez-vous commencé la photographie ?

Françoise Gaujour | J’étais journaliste, pas du tout photographe. J’ai travaillé dans la presse écrite, ensuite à la radio et puis finalement à la télé. Je suis toujours journaliste parce qu’on l’est toute sa vie. À un moment donné, j’ai arrêté le journalisme et je suis partie au Mali, où mon mari travaillait. Donc j’étais en vacances. Il faisait très très chaud, et je restais souvent dans ma chambre d’hôtel. Depuis cette chambre, je voyais les boutiques des petits métiers d’artisanat du Mali. Et je me disais que ce serait un bonheur de les photographier. J’avais un petit appareil de rien du tout, et j’ai commencé à prendre des photos depuis le balcon.

Lorsqu’est venu le temps de rentrer en France, en allant à l’aéroport, j’ai vu toutes les petites pompes à essence décorées avec des dessins naïfs faits à la main et je me suis dit que ça méritait un reportage photo ! Plus tard, mon mari et moi avons acheté pour nous deux un bon appareil photo, un Canon. Mon mari ne l’a jamais utilisé ! C’est comme ça que j’ai débuté dans le monde de l’image, en voulant capturer ces petits magasins du Mali que je n’ai finalement jamais photographiés ! Mais je me suis rattrapée plus tard… J’ai photographié des petits magasins quasi identiques au Sénégal, ce qui a donné naissance à mon album Naive Paintings !

Et vous n’avez jamais fait de formation ?

Ah si, bien sûr ! Une fois que j’ai eu ce goût, il a fallu que j’apprenne. J’ai demandé à un professeur qui m’a appris la prise de vue. Il m’a appris aussi à travailler une photo, avec le logiciel Lightroom notamment.

Comment qualifieriez-vous votre style ? Est-ce que c’est du photojournalisme ? Ou bien vous ne vous reconnaissez pas dans ce terme ?

Non, je ne me reconnais pas dans le terme de photojournalisme car je me crois très éclectique. Je prône deux versions d’un même travail de photographe. Je fais ce qu’on pourrait appeler des photos documentaires, parce que j’ai gardé le goût du témoignage. Mais j’ai compris que pour exposer, le témoignage – même s’il peut être artistique – n’est pas l’essentiel du travail d’un artiste. La photo artistique par essence n’est pas toujours un reportage. J’aime le côté très abstrait d’une photo, donc j’ai appris à faire des gros plans et à les transformer dans l’idée d’en faire des abstractions comme dans ma série Tjukurpa qui représente le mont Uluru en Australie [autre nom de l’Ayers Rock, ndlr], et qui est, je crois, abstraite.

Pour parler plus précisément de vos travaux américains, dans quel contexte avez-vous réalisé vos dernières séries sur l’Amérique ? Était-ce à l’occasion d’un voyage photo ou d’un séjour de tourisme ?

Je fais de nombreux voyages uniquement pour la photo pendant lesquels je pars seule avec un guide. Le hasard a voulu que cette fois, ce n’était pas un voyage photo : mon mari m’avait invitée aux États-Unis. Je dois vous avouer la vérité, quand il m’a dit que nous allions dans l’Ouest américain, je me suis dit : “Bon, je vais faire des cartes postales…” [rires.] J’ai demandé à aller plus avant dans l’Ouest rural, voir comment vit l’Amérique profonde et pas seulement à Monument Valley, bien que ce soit magnifique ! De toute façon, pour aller d’un point à un autre en voiture, il faut forcément passer par la campagne américaine.

Vous pensiez faire des cartes postales. Est-ce que pour vous il y a des couleurs et des lumières que l’on ne retrouve qu’à certains endroits ?

J’ai une idée à propos de la couleur. Je trouve qu’elle fait appel à la sensibilité, elle est expressionniste, plus que le noir et blanc. Ce n’est pas le noir et blanc contre la couleur ! Mais je trouve le noir et blanc plus graphique, plus mystérieux, il fait appel à l’intelligence. Le noir et blanc a dominé toute une partie du XXe siècle. Nos grands-parents voyaient le monde en noir et blanc, ils voyaient le monde des frères Lumière. La couleur a changé notre œil, elle a beaucoup changé la façon de photographier.

Oui, je crois qu’il y a des couleurs qui vont avec des photos. Pour Stay Alive, j’ai utilisé une palette de couleurs très pâles parce que Bombay Beach, la Salton Sea, en Californie, c’est un endroit très triste, et ça lui va bien. À l’inverse, la Californie dans l’imaginaire collectif, c’est glamour. Un peu façon Hollywood, c’est un univers aux couleurs acidulées, ciel bleu outremer, couleurs rouges et ocres. Il y a quelque chose de vintage, un peu “années 1950”, dans l’idée qu’on se fait de la Californie.

À vous entendre à propos de la couleur, on pourrait croire que vous parlez de peinture. Comment arrivez-vous à obtenir l’image que vous voulez ?

Je photographie à l’instinct. Je crois que la convention, les règles strictes sont l’ennemi de la photographie. Je travaille comme quand j’étais reporter, je regarde où je suis, ce qu’il y a à faire, ce qui est intéressant au moment où je passe par là… Je rentre en France avec toutes les photos. Puis je fais des catalogues dans Lightroom. Je trouve que Lightroom a de plus jolies couleurs. C’est plus simple pour moi aussi, faut dire la vérité [rires]. Je trie les photos, et puis je me demande comment les travailler, comment les faire plus belles. Comme une femme qu’on maquille. Je travaille les images par série, la nuit parce que mon mari dort, je suis peinarde [rires].

Comment sélectionnez-vous le “bon” cadrage ? Qu’est-ce qui fait la “bonne photo” pour vous ?

C’est celle que j’aime d’abord ! Ce qui fait une bonne photo – selon moi –, c’est quand le sujet de la photo est intéressant. Pour cela, il doit être clairement défini. Il faut comprendre l’image tout de suite. Le sujet doit aussi être servi par une composition maîtrisée, capable de retenir l’œil, de déclencher une émotion. Bien entendu, il faut aussi une maîtrise de la qualité technique et de la qualité artistique. La photo doit, à la fin, imposer sa volonté.

Par exemple, dans American Dream je voulais photographier l’Amérique profonde. Donc est entré dans mon champ de vision tout ce qui pouvait concerner cela. Je connais l’histoire du mythe américain, l’Amérique s’est formée avec des pionniers. L’idée de l’American Way of Life, c’est l’égalité des chances et la réussite grâce au travail. Trouver le bonheur en s’enrichissant pour un Américain, c’est accéder à la propriété individuelle et mettre en avant les valeurs familiales : une maison, une pelouse, une voiture devant la maison, c’est une marque de réussite sociale. Donc quand vous faites une série sur cette Amérique-là, vous choisissez tout ce qui peut symboliser ça. De même pour The American Myth, j’avais l’idée de faire des photos à la Edward Hopper ou à la David Lynch. Bon, faire des photos dans ce style, ça ne se présente pas tout le temps. Dans les deux cas, il faut un côté mystérieux, la nuit se prête bien à ce mystère.

Tous ces clichés ont un côté très cinéma, ce sont presque des décors… Est-ce que vous aviez un imaginaire sur l’Amérique, sur votre idée du voyage là-bas ? Comment cela a-t-il influencé votre approche photographique sur place ?

En Amérique, on est obligé d’avoir un imaginaire ! Tout l’Ouest est fantasmagorique… Monument Valley par exemple et tous les westerns… complètement légendaires. Il faut bien entendu se laisser aller au mythe. L’American Way of Life, la Californie, Hollywood, le cinéma, David Lynch qui s’est inspiré d’Edward Hopper, tous ces symboles, c’est toute cette culture qui vient à vous quand vous êtes sur place… Mais on ne peut pas faire que cela, il faut aussi regarder l’Amérique en face. Essayer de situer le rêve américain dans la réalité américaine, c’est ce que j’ai tenté de faire.

Vous avez fait votre voyage avant l’élection présidentielle. Dans quel état est le rêve américain aujourd’hui, selon vous?

Le problème de l’Amérique aujourd’hui, c’est que son mythe est un peu en train de se casser la figure. Je pense que c’est en partie la raison pour laquelle les Américains ont élu Donald Trump. Je regrette cela, évidemment. Sur place, j’ai profondément ressenti que l’Amérique de papa s’effondrait, que les Américains en sont nostalgiques. Socialement, ils ont un gros problème, les inégalités sont trop fortes. La classe moyenne est en train de disparaître. La crise des subprimes est passée par là… On le ressent terriblement, et notamment à Bombay Beach où les gens vivent dans des caravanes ou dans de vieilles maisons de bois abîmées. Ils sont là, sous un soleil assassin, avec des petits ventilateurs… Ils sont souvent obèses parce qu’ils sont pauvres, ils se nourrissent mal. La démographie de la société américaine est en profonde mutation. Les États-Unis sont devenus le second pays hispanophone du monde. Le tournant est historique, les minorités deviennent majoritaires !

Vous auriez un petit conseil à donner aux jeunes photographes ?

Je ne donne pas de conseils parce que je pense que chacun doit faire selon son instinct. Une fois encore, les règles strictes et la convention, ça ne va pas avec la photo. Il y en aurait plein des conseils à donner mais non, je ne veux pas [rires] !

Quels sont les contemporains qui vous inspirent, que vous admirez ?

Dans mes modèles, il y a le peintre français Pierre Soulages. C’est un homme qui a donné de la lumière au noir. Je trouve que l’idée de cette lumière va bien avec la photo. J’aime les atmosphères d’Edward Hopper. J’aime Miro pour son côté abstrait et poétique ! En photo, qu’est-ce que j’aime ? William Eggleston pour ses gros plans. Garry Winogrand, le chroniqueur de l’Amérique d’après-guerre. Steve McCurry pour son choix extraordinaire de l’instant décisif et le voyage. J’aime l’humour grinçant de Martin Parr. Et puis JR parce que je trouve qu’il est gonflé et politiquement incorrect. J’aime les bons photographes, en fait.

Est-ce que votre regard sur le monde a évolué en commençant la photo ?

Je crois que le photographe doit regarder plus intensément que la moyenne des gens. Je crois qu’il doit avoir l’œil du voyageur qui entre dans un univers étrange, je pense qu’il faut regarder différemment. J’ai toujours aimé le témoignage donc je témoigne toujours. En revanche, mon regard a changé en ce qui concerne l’art, la couleur, la poésie parce que j’ai appris à créer aussi. Un regard dans le monde entier, c’est un langage. J’ai appris à regarder les gens un peu différemment. Avant, je les écoutais pour la télévision, je les écoutais aussi pour la radio. Maintenant je dois comprendre le langage de leur regard pour la photo.