Rencontre avec Philippe Jarrigeon, “docteur de l’image” pour les pochettes de disque

Rencontre avec Philippe Jarrigeon, “docteur de l’image” pour les pochettes de disque

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Par Naomi Clément

Publié le

À l’occasion de la sortie de Still Waters, le nouvel album de Breakbot, nous avons discuté avec celui qui en a construit l’imagerie léchée : le photographe Philippe Jarrigeon.

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Grand amoureux de l’image, Philippe Jarrigeon a su se faire remarquer pour ses multiples collaborations avec l’industrie de la mode, pour laquelle il a créé des séries de photographies fascinantes, fantaisistes et souvent drôles, où les objets prennent autant d’importance que les hommes.

Depuis peu, il s’illustre aussi aux côtés de musiciens : après avoir façonné la superbe imagerie du dernier disque de Snoop Dogg, Bush, Philippe Jarrigeon donne aujourd’hui vie à Still Waters, le deuxième album de Breakbot. Une alliance 100 % française qui nous fait autant de bien aux yeux qu’aux oreilles.

Le photographe nous a reçu dans son studio parisien pour nous parler de mode, du renouveau du vinyle et surtout de “la magie de l’image“. Rencontre.

Philippe Jarrigeon | J’ai toujours été intéressé par la photographie, mais je ne suis pas une personne qui va pouvoir te dire : “J’avais 5 ans quand j’ai fait ma première photo, parce que ma maman m’a donné son appareil.” Non. Ce n’est pas le cas. J’ai découvert le plaisir de faire des images et de gérer tous les éléments qui constituent une image quand j’étais étudiant à l’Ecal, en Suisse, où je suis d’abord entré en tant qu’étudiant en design industriel.

Depuis la fin de tes études, tu as beaucoup collaboré avec le milieu de la mode. Ce milieu te fascine-t-il ?

Aujourd’hui effectivement, j’évolue beaucoup dans cette industrie, même si je ne me définis pas comme un photographe de mode. Pour moi la mode est un sujet, un sujet qui m’intéresse parce que c’est une façon de représenter le vêtement et de photographier une temporalité (la mode d’aujourd’hui ne sera pas celle de demain). C’est intéressant de trouver une façon d’écrire cette instantanéité. J’aime aussi les relations qu’entretiennent la mode et la photographie : on dénigre beaucoup la photographie de mode, mais on oublie qu’il n’y a pas de mode sans photographie – au même titre qu’il n’y a pas de photographie sans mode. C’est très lié.

Après, moi j’aime la mise en scène, j’ai la pratique d’un photographe de studio. Ce qui me plaît, c’est de mettre en scène des gens, des objets. D’où une importance assez prononcée pour le décor. Mes images ne sont pas storyboardées, mais il en existe des croquis. Par exemple pour l’image de Bush [l’album de Snoop Dogg, NDLR] je savais qu’il y aurait un fond vert, des arbres, et un chien bleu. Mais c’est tout. La rencontre au moment de la prise de vue est très importante car elle va créer la magie de l’image.

“Une image, c’est une sorte de question”

Est-ce que tu cherches à véhiculer un message particulier à travers tes photographies ?

Oui. Mais pas un message général. À mon sens, une image est intéressante parce qu’elle est ouverte, c’est une sorte de question. Pourquoi ce chien bleu, pourquoi ce fond vert, pourquoi ces buissons ? C’est ça qui m’intéresse. Du coup les notions et les termes qui tournent autour de mon travail sont l’humour (noir), une fantaisie qui est presque abstraite parfois. Beaucoup de mes images ressemblent à des photos tout droit tirées de Getty Images et passées au Stabilo Boss.

Est-ce qu’il y a une image dont tu es particulièrement fier ?

Je suis très fier du projet de l’exposition “Grand Magasin” [en 2014, NDLR], parce que c’était ambitieux. À cette occasion, la Galerie des Galeries, qui est l’espace culturel des Galeries Lafayette, m’avait contacté pour mettre en scène les 25 ans du Prix de l’Andam, un prix très important pour les jeunes designers de mode. Pour être honnête, j’étais un peu inquiété par la demande, ça a créé beaucoup d’angoisses et de névroses en moi [rires].

L’un des enjeux était de faire une exposition dans un espace de 300 mètres carrés, donc je sortais de ma zone de confort. Je devais fabriquer une exposition et pas seulement une série. Puisqu’il s’agissait d’une exposition de photos centrée sur les vêtements et présentée dans la Galerie des Galeries Lafayette, le nom “Grand Magasin” s’est rapidement imposé : un grand magasin qui présenterait une série de tableaux qui seraient un fantasme même du lieu. En filigrane de la commande, il y avait cette idée de créer une parodie de ce qu’était un grand magasin.

Récemment, tu sembles être sorti de ta zone de confort en travaillant sur des projets musicaux (Snoop Dogg d’abord, puis aujourd’hui Breakbot). Est-ce que tu as dû changer tes habitudes de travail ?

En fait, je n’ai pas d’habitudes de travail. J’ai des méthodes, ce qui fait qu’on peut aujourd’hui, je crois, reconnaître mes images, et ce qui me permet de toucher plusieurs domaines : je peux à la fois contribuer pour Vogue Paris, travailler pour la musique et faire une exposition. Et il y a trois ans, j’avais encore ma revue, Dorade !

Pour en revenir à la musique, ma première expérience remonte à il y a trois-quatre ans, quand j’avais réalisé la pochette de l’album Elles & lui d’Alain Chamfort.

J’ai été à la fois content et surpris le jour où Pharrell Williams et I AM OTHER m’ont appelé pour travailler sur la pochette de Bush. Ils m’avaient demandé de penser une série de six-sept images qui pourraient accompagner les titres de l’album, en me donnant quelques mots-clés dont “bush”, qui veut dire buisson, mais qui évoque aussi un nuage de fumée, la queue d’un écureuil, une coupe afro… Un mot-valise qui m’avait beaucoup séduit, parce que c’est typiquement la réflexion que j’ai quand je travaille : je pense à un mot et j’essaie ensuite de le décortiquer pour fabriquer des images. C’est un peu l’histoire du “trois petits chats, chapeau de paille…”.

“Le CD disparaît progressivement pour laisser place à des objets d’art”

As-tu l’impression que les musiciens ont plus que jamais besoin d’avoir une identité visuelle forte pour perdurer aujourd’hui ?

Je ne dirais pas ça, parce que je crois que ça a toujours été le cas. Après, je pense que l’industrie musicale a changé, car l’un de ses acteurs est en train de disparaître : le CD – il n’aura pas duré si longtemps que ça finalement… Aujourd’hui, les maisons de disque ont plutôt tendance à vouloir produire des très belles éditions musicales (des vinyles, des livres collectors, des objets un peu exceptionnels…) donc, forcément, pour les mettre en place, elles ont besoin d’avoir recours à de très bons directeurs artistiques.

Le CD disparaît progressivement, ou en tout cas il a beaucoup moins d’importance qu’avant, pour laisser place à des objets d’art. Ce qui est super intéressant pour des photographes, des illustrateurs ou des artistes, car ce sont des objets singuliers. En faisant la cover de Bush, je savais que j’étais en train de créer des images pérennes, qui dureraient beaucoup plus que celles d’une série dans un magazine. Et ce indépendamment du fait que l’album soit bon ou non.

Donc tu penses qu’une bonne pochette peut aider un album à rester dans les mémoires ?

Oui. Il y a de nombreux exemples qui le prouvent d’ailleurs, qui montrent qu’on se rappelle beaucoup plus de l’image que du groupe. Je pense à Kiss par exemple : rares sont ceux qui ont vraiment aimé leur musique, mais nombreux sont ceux qui ont porté des T-shirts à l’effigie d’un de leurs albums.

Pour moi, cette relation entre musique et image naît à la fin des années 1980, avec MTV. Aujourd’hui, elle se transforme à nouveau parce qu’on a un retour d’intérêt pour produire des éditions limitées, où le vinyle est valorisé. Par exemple pour Snoop Dogg, ils ont voulu que le disque soit bleu, ce qui donne tout de suite un côté exceptionnel à l’objet. Et, à ce niveau, l’album de Breakbot est encore plus abouti, selon moi.

“Il suffit de prendre rendez-vous avec le docteur”

Est-ce qu’il y a des séries photos, des livres, des collaborations avec des artistes que tu rêverais de faire ?

En fait, j’aime bien résoudre des problèmes, j’aime bien qu’on vienne me consulter comme un docteur de l’image. Et c’est un peu comme ça que s’est présenté Pharrell Williams, qui a produit l’album Bush. Et c’est pour ça que je me sens proche parfois du travail d’un directeur artistique.

À part ça, j’aimerais continuer à exposer, à affiner mon travail de collaboration avec des magazines de mode, et puis en même temps j’aimerais faire des campagnes de publicité – je travaille avec la marque de chaussures André depuis trois saisons. J’adorerais travailler pour Air France par exemple, parce que… j’aime bien la France ! 

Après, en termes de projet musical, Phoenix et Daft Punk sont des gens emblématiques pour moi, que j’aimerais bien côtoyer. Mais encore une fois, mon numéro est sur Internet, il suffit de prendre rendez-vous avec le docteur.

Pour en savoir plus sur le travail de Philippe Jarrigeon, rendez-vous sur son site.