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Rencontre : du carnaval de Sérifos aux migrants de Lesbos, Chloé Kritharas Devienne nous parle de son travail

Rencontre : du carnaval de Sérifos aux migrants de Lesbos, Chloé Kritharas Devienne nous parle de son travail

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Par Joséphine Faisant

Publié le

Chloé Kritharas Devienne, photographe franco-grecque, pose un regard humaniste sur la réalité contrastée des îles grecques aujourd’hui. Les ingrédients clés de la “recette Kritharas” sont au nombre de trois, à savoir un noir et blanc détonnant, un jeu de lumières subtil et des regards puissants.

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Le regard vif et intense, chaque migrant pris en photo par Chloé Kritharas Devienne retrouve son humanité trop souvent bafouée. Sa série Lesbos, réalisée auprès d’eux, illustre la dualité entre la dure réalité représentée et la poésie visuelle, qui caractérise son travail. Sans jamais basculer dans l’écueil misérabiliste qui réduirait les réfugiés à des symboles de souffrance, ses photos nous invitent à repenser nos idées préconçues sur ce sujet.

Ils semblent devenir de véritables personnages : une image qui prend une allure de fiction qui est en fait bien plus proche de la réalité, de leur réalité. C’est en cela que la jeune photographe arrive à cerner la richesse de leur existence. C’est à travers cette étincelle miraculeuse qui s’illumine dans leurs yeux, malgré les combats menés qui ont durci leurs regards.

Son travail sur le carnaval de Sérifos, Kapetania, est doté de la même empreinte. En déroulant une histoire, les photos témoignent aussi de la fierté d’un peuple des Cyclades envers ses traditions. Chloé photographie ce carnaval depuis cinq ans, elle s’engage à immortaliser ces moments privilégiés de coutumes qui s’étiolent avec les années. On retrouve dans ses photos le paradoxe entre l’hyperthéâtralité des scènes et l’instantanéité du moment soutenue par la sincérité que nous pouvons lire dans les yeux des habitants et personnages de Sérifos.

Il s’agit d’une marche collective et costumée de village en village où l’on se réunit pour danser, manger et boire les délices locaux. Tout comme les costumes, la musique est traditionnelle, mélange festif mais émouvant de percussions cycladiques (les daoulia) et de laouto (une sorte de luth). Grâce à ses instantanés magiques et poignants, Chloé Kritharas Devienne offre, avec la série Kapetania, la possibilité de revivre ce carnaval cycladique.

Chaque photo dévoile l’instant inouï qui permet de se projeter et d’imaginer le film dont elle pourrait être tirée. Ces images donnent à entendre le vent dans les oliviers, les canons dans les airs, les rires des fillettes en robe traditionnelle, les chants faibles mais pénétrants des grands-mères de l’île.

De Lesbos à Sérifos, les photos de Chloé sont marquées de son sceau particulier, d’un mélange unique dont elle a le secret : des images vibrantes où l’on ressent l’exigence artistique de la photographie mise au service d’une philanthropie immense et contagieuse.

Cheese | Bonjour Chloé ! Quand tu habitais encore Paris, tu suivais des études d’arts plastiques, qu’est-ce qui t’a poussée à partir et à te consacrer à la photographie ?

Chloe Kritharas Devienne : Après mon master d’arts plastiques à Paris, j’hésitais entre faire une école de cinéma ou de photographie. Par ailleurs, j’avais cette envie de quitter la France qui me titillait de plus en plus. Je crois que je ne me suis jamais sentie chez moi à Paris. Étant moitié grecque et adorant la Grèce, j’ai donc envisagé Athènes où je suis partie faire une école de photo : la Leica Academy.

Concernant la photographie, je crois que ça vient de très loin. D’après ma mère, dès mes premiers instants, à ma naissance, je suis restée les yeux grands ouverts pendant des heures, à observer tout autour. 28 ans plus tard, je suis la même. Mon tempérament très observateur est un premier lien avec la photographie. Aussi, à l’âge de 15 ans, je suis tombée sur un immense carton rempli du travail photographique de mon père, décédé quand j’avais 4 ans. C’était un trésor de photos en noir et blanc. Cela a commencé comme ça.

Les hommes et les femmes sont au cœur de tes séries photographiques, les visages ainsi que les corps humains sont-ils ta première source d’inspiration ?

En effet, l’être humain est au centre de mon travail. Particulièrement les visages, plus que les corps. Pour moi, le visage est le miroir de l’humanité. Je suis attirée par les visages, ils en disent bien plus que les mots sur la nature humaine. Dans Éthique et Infini, Emmanuel Levinas résume bien ma fascination pour les visages : Dès que le visage de l’autre apparaît, il m’oblige. […] Visage et discours sont liés. Le visage parle.”

Tes photos donnent souvent l’impression d’un tableau plus vrai que nature. Elles sont imprégnées d’une ambiance cinématographique. Quelles sont les peintures ou films qui ont marqué ton inconscient créatif d’après toi ?

À vrai dire, mes peintures ou films préférés n’ont pas nécessairement de lien avec mon travail, je crois. À l’exception de Carl Theodor Dreyer et Jim Jarmush pour la lumière et leur noir et blanc intense. Je suis une grande admiratrice de peinture en général et cinéphile, mais c’est surtout la photographie et certains grands photographes qui m’inspirent tels que Daidō Moriyama, Josef Koudelka, Sebastião Salgado, Antoine d’Agata, Nikos Economopoulos, Paolo Pellegrin, Stanley Greene… La liste est longue, très longue.

Est-ce qu’il y a une autre raison que la dimension esthétique à la récurrence du noir et blanc dans ton travail ?

Il m’arrive aussi de faire de la couleur, mais, la plupart du temps, je préfère le noir et blanc, oui c’est vrai. En dehors du côté esthétique qui me plaît, je trouve que le noir et blanc donne beaucoup de force aux personnages que je photographie. Par ailleurs, dès que mon œil est attiré par quelque chose, je pense automatiquement mon image directement en noir et blanc.

Tu as été auprès des réfugiés dans des camps à Idomeni, sur l’île de Lesbos et à Athènes. Comment arrives-tu à concilier le désir de produire des photos qui te plaisent et en même temps rendre compte de la situation tragique des réfugiés en transit ?

C’est une des questions majeures concernant le photojournalisme. Comment avoir envie de créer face à la misère humaine ? Cela me ronge et cela m’empêche souvent de photographier ou de vendre mon travail. Selon moi, rendre compte de la situation que j’ai sous les yeux est en fait indissociable des exigences esthétiques, car plus la photo est belle, plus elle marque les spectateurs.

Bien sûr, j’ai des limites dans la recherche esthétique, et la dignité des personnes photographiées en est une. En ce qui concerne mon travail auprès des migrants, j’ai passé beaucoup plus de temps à être volontaire qu’à photographier et quand j’avais un peu de temps, je faisais quelques photos. Avant chaque capture photographique, le contact humain est une nécessité, c’est une règle pour moi.

Et quelle est la limite à ne pas franchir vis-à-vis des personnes photographiées lorsque tu fais des reportages, que ce soit en situation de crise ou lors de célébrations traditionnelles comme le carnaval de Sérifos ?

Demander toujours la permission, c’est un minimum, et c’est respecter l’autre, surtout s’il est dans une situation difficile. Je précise bien évidemment que dans certaines situations, cela n’est pas possible (reportage de guerre, etc.), mais ce n’était pas mon cas en l’occurrence. Si une personne ne veut pas être photographiée, même si je sais que je vais perdre une image forte, ce n’est pas grave, je passe à autre chose.

Avant tout, aimer l’humain, c’est le respecter et veiller à sa dignité. Je pense que dans mon travail, on peut le voir, tous ces visages acceptent, ils offrent leur image à mon objectif. J’ai besoin de cette sérénité du regard, de cet accord. Si je sens que la personne est réticente, je me sens coupable. En revanche pour les sujets plus festifs, c’est autre chose, c’est plus facile. Pour le carnaval de Sérifos, que je photographie depuis cinq ans maintenant, tout le monde me connaît, plus besoin de demander, et je sens une bienveillance générale.

Qu’est-ce qui interpelle ton œil dans de telles circonstances ? Quelles sont les émotions, mouvements ou scènes que tu aimes immortaliser ?

Encore une fois, ce qui attire mon œil, ce sont les visages. Leurs expressions et tout ce qu’il y a derrière. Et la lumière, c’est elle la plus importante, je crois. La lumière peut transformer un moment ou un visage en quelque chose de magique. C’est donc la combinaison des deux qui va attirer mon œil, plus qu’un un mouvement ou une scène.

Tu as fait une série de photos intitulée Stained, pour dénoncer le lien obscur entre deux grandes enseignes grecques et le trafic des femmes. La photographie engagée est pour toi un devoir ou une passion ?

La photographie engagée, pour moi, c’est une nécessité plutôt. J’agis car j’en ai besoin, pas parce que c’est mon devoir. Après je ne sais pas si on peut parler de passion. Figer le monde autour de moi et offrir ma vision du monde, c’est une passion, mais pour l’engagement, je ne peux pas dire ça. Il m’a souvent été reproché d’être trop engagée dans mon travail. Je devrais faire l’effort de rester neutre d’après certains, mais c’est simplement impossible avec mon tempérament. Je ne peux effacer mon opinion face à certaines situations, scandales ou crises. Finalement la photographie engagée est une approche assez naturelle pour moi.

Sur quoi travailles-tu en ce moment ?

J’ai dû arrêter pendant un an le photojournalisme suite à un accident. Je m’y remets doucement. Ma capacité limitée après l’accident m’a poussée à trouver un moyen de créer sans souffrir de mon dos, avec un appareil léger entre autres. J’ai alors commencé un nouveau projet que j’ai appelé Anthropo. C’est une sorte d’ode à l’être humain. Je voulais faire un projet positif sur la nature humaine, en effaçant les catégorisations habituelles telles que la nationalité, l’âge, la religion, la sexualité, etc.

Je photographie des personnes du monde entier, en noir et blanc et sur fond noir, en général deux par deux, sans vêtements et le plus naturel possible en ne donnant comme indication que leurs prénoms. Tout cela pour montrer seulement leur humanité et jouer sur les ressemblances et différences en dehors des critères usuels. C’est un projet à long terme.

J’ai commencé aussi un projet vidéo et photo sur le sexe, qui s’appelle Somata (“corps” en grec) : le porno revisité en noir et blanc. J’expérimente un peu d’autres horizons plus conceptuels de l’image. Pourquoi rester dans le confort d’un style de photographie sans s’aventurer un peu ? L’artiste, pour moi, est comme l’errance, il ne sait pas où il va, mais il continue à avancer sans but précis.

Retrouvez les photos de Chloé sur son compte Instagram.