Rencontre avec Kiyoshi Kurosawa : le cinéaste revient aux origines de la photographie dans Le Secret de la chambre noire

Rencontre avec Kiyoshi Kurosawa : le cinéaste revient aux origines de la photographie dans Le Secret de la chambre noire

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Par Paulina Gautier-Mons

Publié le

Dans Le Secret de la chambre noire, Stéphane (Olivier Gourmet), ancien photographe de mode assisté du jeune Jean (Tahar Rahim), consacre son temps à photographier sa fille (Constance Rousseau) à l’aide d’un daguerréotype. À travers cette passion étrange, le réalisateur Kiyoshi Kurosawa associe peu à peu la photographie à sa propre obsession pour les fantômes. De leur liaison découle le fondement organique du cinéma.

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En quittant le Japon pour tourner son nouveau film en France, Kiyoshi Kurosawa abandonne le pays dont il s’était fait le portraitiste ces dernières années. Le voyage n’est pas que spatial. En venant en France, première terre du cinéma, Kurosawa part à la recherche des origines de son art. Une quête qui l’amène à dépasser la frontière des médiums pour revenir à la source première du septième art : la photographie.

En accordant à cette dernière une place de choix dans son nouveau film, Le Secret de la chambre noire, qui sortira le 8 mars, il interroge simultanément les enjeux que ces deux arts de l’image soulèvent depuis plus d’un siècle. C’est notamment en se passionnant pour le daguerréotype, cet ancêtre de l’appareil photo qui capture la réalité à condition qu’elle reste immobile pendant plusieurs minutes, que Kurosawa réaffirme la filiation des deux médiums.

Le daguerréotype permet de saisir un geste suspendu tandis que la caméra permet d’enregistrer le geste dans son ensemble. Dans les deux cas, il s’agit de capter un simulacre du réel. Grâce au personnage de Stéphane, qui se fascine pour les vieux procédés techniques plutôt que pour les nouveaux, Kiyoshi Kurosawa réintroduit les questions primaires, mais essentielles, que la captation du réel a toujours soulevées : ne vole-t-on pas une part d’âme lorsque l’on photographie quelqu’un ? N’est-ce pas une forme d’immortalité que de permettre à l’image d’un individu d’exister encore lorsque celui-ci trépasse ?

Le topos de la transcendance, qui habite Kurosawa depuis Cure, se mêle naturellement à ces interrogations. Ce que Kurosawa appelle lui-même le “rituel magique” de la photographie devient alors aussi mystérieux que l’incantation des morts, où les frontières entre réalité et fantasmagories se brouillent. Rencontre avec un cinéaste qui transforme le quotidien en douce et spectrale étrangeté.

Cheese | Deux de vos personnages dans le film sont des photographes, Stéphane et Jean, d’où vient votre intérêt pour la photographie ?

Kiyoshi Kurosawa | En tant que réalisateur, je m’intéresse à l’origine qui lie la photographie et le cinéma. Comme je cherchais à comprendre d’où venait le cinéma, je me suis naturellement tourné vers l’histoire de la photographie. Ce que j’aime avec la photographie et le cinéma, c’est que l’on sait exactement quand ces arts sont nés, ce qui n’est pas le cas avec la peinture, la musique ou le théâtre pour lesquels il est impossible de définir une date précise.

Dans le film, il y a ce daguerréotype aux proportions énormes, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce dernier?

Il s’agit d’une machine qui a été conçue pour le film, ce n’est pas un véritable appareil. Mais en me documentant, j’ai découvert que des daguerréotypes de cette taille, et même plus grands encore, ont été imaginés à titre expérimental. Il existe même des plans de construction de ces appareils gigantesques ! À l’époque, les daguerréotypes permettaient d’obtenir une image avec un grain très précis, mais leurs formats restaient petits, en comparaison à la peinture par exemple.

Dès les débuts de la photographie, les gens cherchaient à obtenir des clichés qui puissent être aussi grands que les peintures où les humains sont représentés à échelle réelle. De nombreuses recherches ont été effectuées pour y parvenir, mais toutes se sont soldées par des échecs… La peinture était l’une des formes d’art les plus représentatives, jusqu’à la création de la photographie qui a permis quelque chose de complètement nouveau, grâce à la captation de la lumière.

Il y a un autre objet intriguant dans ce film, c’est cet appareil métallique qui sert à immobiliser les modèles lorsqu’ils sont photographiés. Est-ce un instrument qui existe ?

Effectivement, les modèles étaient vraiment immobilisés à l’époque pour être photographiés. Mais là encore, la structure a été faite spécialement pour le film en exagérant les modèles existants. Dans le film, elle cristallise les fantasmes de Stéphane sur sa fille.

Justement, c’est grâce à cet ustensile que Stéphane immobilise sa fille pendant de longues minutes et même parfois pendant des heures afin de la photographier avec le daguerréotype. Lors des séances, elle s’endort ou s’évanouit, ce qui indiffère son père dont la seule préoccupation demeure son immobilisme, comme s’il désirait déjà la voir morte. Est-ce que la passion de Stéphane pour la photographie est irrémédiablement liée à celle qu’il développe pour la mort ?

Oui, on peut voir les choses ainsi. Stéphane n’est pas conscient de cette recherche de la mort même si elle s’exprime de différentes manières. Tandis que les choses évoluent autour de lui, il souhaite immobiliser le temps à travers la photographie. On peut rapprocher ainsi la photographie de la mort, car elle garde les choses intactes éternellement. Je me souviens avoir lu quelque part que la “photographie saisit la mort”.

En parlant de mort, les fantômes qui apparaissent dans votre film ont une aura mystérieuse qui rappelle l’aura que les daguerréotypes peuvent aussi avoir. Comment avez-vous travaillé ces apparitions à l’écran ?

Effectivement, ces fantômes apparaissent suivant un procédé naturel qui rappelle celui de la photographie. Lorsque l’on développe une photo, l’image apparaît peu à peu. Au début, il y a quelque chose d’imperceptible qu’on ne peut pas voir à l’œil nu puis doucement ce quelque chose finit par apparaître. J’ai l’impression d’avoir travaillé de la même façon les fantômes du film. Souvent, les monstres surgissent de l’ombre brusquement, mais ici ce n’est pas le cas. Les fantômes sont là depuis le début même si on ne se rend pas compte de leur présence au quotidien. Peu à peu, ils se dévoilent et deviennent visibles pour tous.

Vos films avancent lentement dans la durée et nécessitent, comme les daguerréotypes de Stéphane, une suspension du temps. Or, aujourd’hui, nous vivons dans une époque a contrario où l’instantané domine… Comment vivez-vous cette précipitation quotidienne des choses et notamment l’accumulation des photos avec les réseaux sociaux ?

Il est vrai qu’avec le numérique on peut prendre beaucoup plus de photos qu’auparavant. Par exemple, ici, en France, je prends moi-même des centaines de photos – ce qui aurait été inconcevable à l’époque de la pellicule ! Sans vraiment le vouloir, je me suis habitué à cette façon d’être de notre époque. Pourtant, je ne sais pas si je vais regarder ces photos de nouveau un jour. Je me demande toujours si les gens regardent leurs photos ou combien de temps ils y consacrent.

J’ai l’impression qu’autrefois, on pouvait prêter beaucoup d’attention à une seule photographie, en se laissant aller à imaginer ce qui apparaissait dans le hors-champs. Mais de nos jours, on consacre peut-être quelques secondes à l’observation d’une photographie et c’est une évolution que je trouve très intéressante. Quand, aujourd’hui, on s’arrête devant une photo, cela signifie qu’elle nous bouleverse véritablement et quand cela arrive cela reste une expérience formidable.

Heureusement pour moi, les films que je réalise sont encore projetés dans des salles de cinéma. Pendant deux heures, les spectateurs sont plongés dans le film et ils ne peuvent pas le raccourcir. Le cinéma reste une forme d’expression où l’on ne peut pas tricher avec le temps. Cela renforce mon attachement pour les films que l’on voit au cinéma.

Est-ce que, si l’on reste dans l’idée que sous-tend votre film qu’être photographié, c’est être tué, le fait que nous-mêmes soyons tant photographiés aujourd’hui ne fait pas de nous, quelque part, des fantômes au quotidien ?

Balzac a dit exactement la même chose lorsqu’il a été photographié, il a eu l’impression qu’on lui retirait une partie de son être ; à force d’être photographié, il craignait de disparaître. C’est une idée inconcevable aujourd’hui avec l’habitude du numérique. Mais lorsqu’on est confronté à une photo d’une grande qualité, il est vrai que l’on peut avoir la sensation que quelque chose a été dérobé au modèle, comme si un bout de son existence persistait à travers la photographie.

Est-ce que vous, en tant que cinéaste, ce n’est pas aussi ce que vous faites ? Dérober quelque chose à l’acteur que vous filmez ?

Oui, je le pense, mais je n’utiliserais pas le terme de “dérober”, car ça serait orgueilleux de ma part. Mais il est vrai que je me permets d’obtenir un petit peu de la vie des acteurs que je filme…

Le Secret de la chambre noire sortira le 8 mars en France. Un coffret DVD réunissant dix films de Kiyoshi Kurosawa est également disponible.