Rencontre : Nadia Wicker, le maquillage en pleine lumière

Rencontre : Nadia Wicker, le maquillage en pleine lumière

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Par Apolline Bazin

Publié le

Avec son double talent de maquilleuse et de photographe, l’artiste Nadia Wicker imagine des images uniques à la croisée des disciplines. Nombre de ces créations sont en fait… des autoportraits.

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Dans une riche palette de couleurs, des silhouettes floues et des visages incertains s’animent sur fond noir. Un des derniers projets de Nadia Wicker, Les Larmes de saint Laurent, a attiré notre attention et nous a fait découvrir son univers onirique et très riche. Les créatures de la plupart de ses projets personnels ne sont qu’une seule et même personne : elle-même. Interview sans fards et anecdotes sur l’envers du décor d’un monde de beauté.

Cheese | Par quoi as-tu commencé, la photo ou le maquillage ?

Nadia Wicker | J’ai commencé en tant que maquilleuse studio et l’envie de la photo est venue en travaillant avec les autres photographes. Je me suis mise à la photo un an après avoir réellement commencé le maquillage mais, honnêtement, je ne pensais pas m’y mettre aussi tôt. Il m’arrivait d’être un peu frustrée de ne pas obtenir ce que je voulais avec les équipes créatives ou, parfois, je réalisais des choses qu’on ne voyait même plus à la fin. Finalement, c’est une expérience pas terrible qui a servi de déclencheur. Le milieu de la mode n’est pas forcément le plus beau des milieux !

Wow, d’accord, on va parler de ça alors ! Peux-tu nous en dire plus ?

Tout est parti d’une mauvaise expérience avec un photographe qui s’était mal comporté avec toute une équipe. Je suis rentrée dépitée et je me suis dit que pour avoir de belles photos de mes make-up, je ne voulais pas m’infliger de mauvaises conditions et un mauvais entourage. Le lendemain, je me suis mise à la photo. Je me suis dit que si j’arrivais à faire ce que les photographes faisaient, ça me permettrait d’être plus sélective pour la suite. C’était vraiment pour élargir ma liberté d’action. Et puis finalement, je me suis prise au jeu, j’ai shooté des modèles, fait pas mal d’autoportraits… Et à un moment j’ai eu envie d’y consacrer davantage de temps.

Tu as appris la photo en autodidacte ou tu as fait une formation ?

J’ai une formation professionnelle pour le maquillage, mais je suis autodidacte en photo. En tant que maquilleuse studio, on n’a pas d’autre choix que de comprendre le travail du photographe et des lumières, j’avais donc en parallèle une formation sur le tas !

Avec quel appareil photo travailles-tu ?

J’ai commencé avec un petit compact vraiment ridicule. Un jour, un agent m’a contacté et lors de la rencontre il m’a demandé ce que j’avais comme matériel. J’ai sorti mon compact de la poche et là, rendez-vous terminé ! Sur les conseils d’un ami, j’ai ensuite acheté le 350D de Canon. Mais quand j’ai voulu faire des expos, tout le monde m’a démoralisée en me disant que cet appareil n’était pas assez bon pour faire de grands tirages… J’ai donc acheté le 5D mark II que j’ai maintenant depuis quelques années. En fait, à chaque fois, j’ai investi dans du matériel quand ça bloquait au niveau du boulot. En revanche niveau objectif, je suis restée fidèle à mon 100 mm macro, je shoote essentiellement avec ce dernier.

Peux-tu nous décrire ton processus créatif ? As-tu d’abord une idée de maquillage puis de composition ?

Ça a évolué au fil des années. Au début je ne réfléchissais pas du tout à ce que j’allais créer, il n’y avait pas du tout de questionnement avant la séance photo. Maintenant c’est différent, parce que j’aime vraiment travailler en série et ça demande un peu plus de préparation. Mais il m’arrive tout de même de temps en temps de partir sur quelque chose qui n’était pas prévu initialement. Par exemple, Les Larmes de saint Laurent, je n’avais pas prévu d’y mettre tant de couleurs et de maquillage.

D’où vient d’ailleurs ce titre des Larmes de saint Laurent ? Rien à voir avec le couturier ?

Les Larmes de saint Laurent, c’est le nom qui a été donné à une pluie d’étoiles filantes. Ma série, s’appuyant sur le light painting, m’a fait penser à ce phénomène. Pour l’histoire, saint Laurent a pris tous les trésors de l’Église pour les donner aux pauvres, il a été torturé et tué en 258 à Rome. Donc rien à voir avec le couturier [rires] !

C’est quoi pour toi la différence entre un autoportrait et un selfie ? Qu’est-ce qu’il y a de plus dans l’autoportrait ?

Pour moi, le selfie, c’est se mettre en valeur, se montrer soi mais en beaucoup mieux… Je ne cherche jamais à me montrer dans l’autoportrait. Il m’est même arrivé pendant des expos qu’on me demande qui était le modèle homme dans des séries, et c’était moi [rires]. Mais je suis contente qu’on ne me reconnaisse pas ! Si c’était le cas, et à chaque fois, je pense qu’on finirait par sincèrement s’ennuyer. À l’inverse du selfie, dans l’autoportrait je ne suis pas l’objet mais le support. Et ce qu’il y a de plus c’est que je suis complètement libre dans cet exercice. Surtout avec les maquillages, il y en certains que je n’aurais jamais osé appliquer sur quelqu’un d’autre !

Quel rapport as-tu avec le rendu ? Comment t’en détaches-tu ?

Si l’autoportrait a pris tant de place c’est que, d’abord, ça me faisait du bien d’être dans un rôle où tout était permis. C’était un espace de liberté de dingue, c’était une petite bulle. Après, quand la photo existe, c’est différent. C’est comme s’il n’y avait plus de lien entre l’image et moi. C’est juste quelqu’un d’autre, quelqu’un que j’ai joué.

Dans ces séries d’autoportraits qui ont presque une dimension de performance, est-ce que tu te sens proche du body art ?

Je ne me suis jamais posé la question ! L’autoportrait au départ, c’était vraiment une option pratique et facile. Quand j’ai commencé, je ne voyais pas qui allait poser pour moi alors que je n’avais rien à montrer. Donc j’ai créé un portfolio en me prenant en photo. Et ensuite, j’avais tellement peur de décevoir les gens qui acceptaient de me donner du temps que je profitais de l’exercice de l’autoportrait pour tester mes lumières et mes ambiances. Ce n’était pas un projet, c’était un moyen.

Tu fais aussi des séries avec des images nettes. Pourquoi réserver le flou à tes projets les plus personnels (Nuwa, Ursides, Projecties) ? Tu n’aurais pas envie qu’on voie plus tes maquillages ?

Je ne cherche plus à montrer mes maquillages, donc c’est simplement devenu un outil qui sert mes photographies. J’aime le procédé du flou parce qu’il me fait un peu l’effet d’un Polaroid : je ne sais jamais ce qui va sortir ! Je gère une partie de la création, mais il y a toujours le “paramètre surprise”. Et j’affectionne sans doute aussi le flou car il me permet de ne plus être moi. Pour Birlik, une série nette où on me voit presque sans maquillage et nue, la création a été plus difficile. J’avais le sentiment de travailler sur moi plus que sur l’image.

Quelles sont tes sources d’inspiration ?

Au début, j’ai complètement refusé de fouiller tout ce qui pouvait se faire. Je n’avais aucune culture photo et j’avais trop peur d’apprendre en m’inspirant des autres, de finir par copier. J’avais besoin de trouver ma patte avant de regarder chez les autres ! Aujourd’hui, j’aime beaucoup la maquilleuse Isamaya Ffrench. Et j’aime énormément le travail de Levi van Veluw, un autoportraitiste qui fait des trucs de malade !

L’artiste-maquilleur n’est-il pas trop peu reconnu dans la création photographique ?

Pour moi oui, c’est clair. J’ai déjà vu trop de photographes s’accorder les mérites d’une image qui serait totalement inexistante sans le travail du maquilleur ! D’ailleurs, j’ai un blog sur lequel j’ai récemment expliqué que même si je ne pratiquais plus le maquillage pour les autres, je tenais à préciser que j’étais toujours maquilleuse, justement parce que certaines de mes images n’existeraient pas sans le maquillage et que je ne voudrais pas qu’on pense que le mérite revient à la technique d’une tierce personne.

Est-ce que la tendance no make-up te parle ? Quel rapport as-tu avec la beauté dite naturelle, alors que la retouche est essentielle à ton travail ?

Ça tombe bien, tu arrives à un tournant ! J’ai réalisé qu’en tant que maquilleuse je contribuais au mal-être que peuvent ressentir certaines filles. On cherche à perfectionner, voire à cacher, et on oublie qu’on devrait déjà apprendre à aimer la beauté au naturel.

Cette prise de conscience, associée à de nombreuses autres, m’a fait arrêter le maquillage pour les autres il y a plus d’un an. Malheureusement, j’ai réalisé que je contribuais peut-être de la même manière au mal-être en tant que photographe. Je n’ai jamais cherché à faire passer un message, mais on ne peut pas empêcher les gens de s’en fabriquer un. Je ne suis pas très fière de me dire que j’ai participé à la naissance ou au renforcement de complexes et que j’y participe peut-être encore… Du coup, j’avoue être en pleine phase de questionnement par rapport à mon travail.

Tu as un univers qu’on pourrait définir comme merveilleux… Mais, toi, comment le qualifies-tu ? Est-ce que tu revendiques ce côté paillettes, irréel ?

S’il y avait un mot qui devait en sortir ce serait vraiment le terme “personnel”. Bien sûr, quand je photographie des modèles j’ai envie qu’elles aussi soient contentes, mais le plus important c’est que ça me plaise à moi ! Je ne revendique pas ce côté irréel, mais il est vrai que tout ce que j’ai créé jusque-là n’existe pas dans la vraie vie.

Un futur projet dont tu voudrais nous parler ?

J’ai eu la chance de me voir proposer une nouvelle série pour le prochain numéro du magazine OOB. Du brief, j’ai retenu le mot “brut” et je me suis dit que c’était sans doute la meilleure des occasions pour sortir de ma zone de confort et tenter quelque chose qui me correspondrait peut-être plus maintenant ! Pas un gramme de maquillage cette fois-ci, et pas de transformation irréelle. La série sortira en janvier et elle m’a donné envie de continuer sur cette lancée : du plus naturel et du plus vrai !