Le petit théâtre des rues new-yorkaises dans l’œil d’Helen Levitt

Le petit théâtre des rues new-yorkaises dans l’œil d’Helen Levitt

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Par Lise Lanot

Publié le

Une œuvre vaste et représentative des bouleversements du siècle dernier.

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New York, 1940. (© Helen Levitt/Film Documents LLC/Prêt à long terme de la Fondation Ludwig de Vienne)

Helen Levitt était une photographe de rue malheureusement assez méconnue mais dont le travail, par sa résonance sociale, s’inscrit dans la lignée des photographes humanistes les plus célèbres du XXe siècle.

Née en 1913 à New York et décédée en 2009, Helen Levitt aura vécu près d’un siècle de bouleversements économiques, sociaux et technologiques. Elle commence à s’intéresser à la photographie alors qu’elle est tout juste adolescente et, vers 16 ans, elle décide qu’elle fera de cet art son métier. De ses premières prises d’image jusqu’à la fin de sa vie, elle consacre la majorité de son travail à la représentation de sa ville natale.

En tant que “born and raised New Yorker” (née et élevée à New York), elle pose un regard empli d’une tendresse particulière sur sa ville, qui imprègne ses images. Ses photographies des rues de la Grosse Pomme et de ceux qui les peuplent n’ont jamais rien de voyeur. Au contraire, elle semble photographier tous les anonymes qui habitent ses images de la même façon, comme s’ils faisaient tous partie de la même communauté. Et qu’importent les décennies qui se succèdent, avec leurs lots de crises économiques et de guerres, Helen Levitt continue de faire de New York un îlot où les modes passent, les technologies et les mœurs évoluent, mais dont la caractéristique principale reste bien le spectacle urbain constant.

Dans les années 1930, la ville était déjà ce centre névralgique de richesses et de faste. Cependant, ce ne sont pas les quartiers huppés de Manhattan qui intéressaient la photographe. Celle-ci battait plutôt le pavé des rues de Harlem et du Lower East Side, des quartiers plus populaires où les briques des immeubles étaient souvent recouvertes de graffitis, et où les rues étaient bondées − à toute heure du jour et une bonne partie de la nuit − de voisins ou d’ouvriers en pleine discussion, et d’une multitude d’enfants joueurs.

Des images sociales aux influences surréalistes

New York, 1940. (© Helen Levitt/Film Documents LLC/Prêt à long terme de la Fondation Ludwig de Vienne)

Il serait injuste de qualifier l’œuvre d’Helen Levitt de simple travail documentaire sur la ville de New York. Il est indubitablement social, au sens où il rend compte du quotidien d’une multitude d’anonymes à travers plusieurs décennies − des années marquées par de nombreux cataclysmes : la crise financière de 1929 et ses lourdes conséquences dans les années 1930, les retentissements de la Seconde Guerre mondiale dans les années 1940 et, à partir des années 1970, une période de rébellion libertaire qui concorde bien avec l’explosion de la couleur, dernière avancée technologique de l’art photographique et cinématographique.

Cependant, malgré ces contextes difficiles, ou peut-être même justement à cause de ceux-ci, Helen Levitt ne boude pas l’aspect esthétique de ses images. Bien que ses photos ne soient pas forcément aussi farfelues que celles d’une Dora Maar, d’un Man Ray ou d’un Salvador Dalí, elles sont dans la veine de l’esprit surréaliste de l’époque, qui résulte de la nécessité pour les artistes de trouver de nouveaux moyens d’appréhender le réel et une échappatoire face aux abominations nazies.

Cet aspect surréaliste apparaît principalement dans son travail à travers le thème récurrent du jeu. À un premier niveau, il est le sujet de nombreuses de ses œuvres, puisque à l’instar d’une de ses plus grandes inspirations, Henri Cartier-Bresson, elle dirige souvent son objectif du côté des gamins des rues, qui laissent libre cours à leur imagination débordante sur les trottoirs new-yorkais. Ce travail sur les jeux énergiques des enfants lui permet de toujours perfectionner son étude du geste et du mouvement, éléments souvent centraux dans ses images.

Le jeu se manifeste aussi à travers la thématique, chère au mouvement surréaliste, de l’identité. Les visages des sujets sont fréquemment dissimulés, soit par un mouvement, soit par un masque − à noter que les masques étaient justement un accessoire de prédilection des surréalistes, qu’il s’agisse d’écrivains ou de photographes.

New York, 1940. (© Helen Levitt/Film Documents LLC/Prêt à long terme de la Fondation Ludwig de Vienne)

Enfin, Helen Levitt se prête à des jeux de composition. Ses images, qui mettent pour la plupart en avant des situations du quotidien, racontent des histoires. Si l’artiste ne met pas en scène les sujets qu’elle photographie, c’est à travers son objectif et l’angle de sa prise de vues qu’elle les dirige. Il est rare que les personnages de ses photographies regardent directement l’appareil et lorsque c’est le cas, il semble qu’ils viennent tout juste de se rendre compte de sa présence.

Après les années 1940, elle va délaisser son appareil photo pour une caméra et se mettre à la réalisation. Cependant, deux bourses du Guggenheim reçues en 1959 et 1960 la convainquent de reprendre la photo, et surtout de travailler en couleur, chose alors tout à fait novatrice. Ainsi, en plus d’être l’une des rares femmes photographes de rue, elle est aussi l’une des seules à avoir photographié pendant un si long laps de temps et immortalisé la rue à différentes époques, au moyen de plusieurs technologies. En ce sens, la rétrospective consacrée à son travail et le livre de l’exposition sont des entreprises grandioses et nécessaires, permettant à ses images de connaître une nouvelle jeunesse.

New York, 1940. (© Helen Levitt/Film Documents LLC/Prêt à long terme de la Fondation Ludwig de Vienne)

New York, 1945. (© Helen Levitt/Film Documents LLC/Prêt à long terme de la Fondation Ludwig de Vienne)

New York. (© Helen Levitt/Film Documents LLC/Collection Martin Z. Margulies)

New York, 1940. (© Helen Levitt/Film Documents LLC/Collection Martin Z. Margulies)

New York, 1973. (© Helen Levitt/Film Documents LLC/Collection Martin Z. Margulies)

New York, 1973. (© Helen Levitt/Film Documents LLC/Galerie Thomas Zander, Cologne – Marvin Hoshino)

New York, autour de 1939. (© Helen Levitt/Film Documents LLC/Galerie Thomas Zander, Cologne – Propriété de Helen Levitt)

New York. (© Helen Levitt/Film Documents LLC/Galerie Thomas Zander, Cologne – Propriété de Helen Levitt)

Couverture du livre consacré à la rétrospective sur Helen Levitt.

Le livre de l’exposition, qui a eu lieu au musée Albertina à Vienne jusqu’au 27 janvier 2019, est disponible aux éditions Kehrer.