Avec sa série Thank you Mum, Charlotte Mano photographie pour défier la mort

Avec sa série Thank you Mum, Charlotte Mano photographie pour défier la mort

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Par Lisa Miquet

Publié le

Garder une trace de l'existence.

© Charlotte Mano

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Qu’est-ce que vous feriez s’il ne vous restait que peu de temps à vivre ou que vous appreniez que les jours d’un de vos proches étaient comptés ? Que ce compte à rebours inéluctable qu’est la vie semble avoir filé plus vite que ce que vous n’aviez imaginé ? La photographe Charlotte Mano, âgée de 28 ans, a dû faire face à ces questions violentes lorsqu’elle a appris que sa mère était atteinte d’une maladie incurable.

Comme pour figer le temps, elle a entamé un travail de résistance face à la mort. Elle s’est alors isolée dans la campagne française avec sa mère et a créé de manière spontanée et abondante. Dans ce projet mélangeant photographie, vidéo et installation, elle a immortalisé sa mère, pour lui rendre hommage mais aussi lui dire au revoir en poésie. On y découvre des images poignantes qui racontent une relation mère-fille en pleine transformation. Touchées par ce projet, nous avons échangé avec Charlotte Mano, pour qu’elle nous parle de ce travail si personnel.

Cheese | Est-ce que ça a été difficile de “convaincre” ta mère de participer à ce projet ?

Charlotte Mano | À l’annonce de sa maladie, j’ai complètement perdu tous mes repères. Je me suis aussitôt sentie vide, sèche, comme morte à l’intérieur. La perspective de perdre ma mère était et reste toujours insupportable et inacceptable parce qu’injuste. J’ai quitté Paris quelques mois et me suis réfugiée chez elle, pour m’occuper d’elle, je ne pouvais pas la lâcher des yeux et c’est là que j’ai commencé à photographier.

Je voulais tout enregistrer chez elle, c’était frénétique, j’enregistrais sa voix, sa respiration… J’étais tétanisée à l’idée de la perdre. Je reste impuissante face au mal mais au moins, j’avais des traces, des images de son existence. Nous sommes très fusionnelles sans le besoin réel de parler. Par exemple, je ne me souviens pas lui avoir proposé ce travail de résistance de vive voix, juste lui avoir dit avec pudeur : “On va faire des images de tout ça toutes les deux.” D’ailleurs, la première image de la série Thank you Mum est celle où elle est allongée sur un autel recouvert d’un drap blanc, nue, dans la forêt, des chanterelles sur tout le corps. Je me souviens lui avoir demandé de s’allonger, il n’y a pas eu de paroles, on savait ce que cette image spectrale représentait.

Ainsi de suite, nous avons continué sans jamais qu’elle puisse voir la finalité des images. Peur, pudeur… Elle les a vues pour mon premier solo show à la galerie du Château d’eau de Toulouse en octobre dernier, un moment très fort et inoubliable.

© Charlotte Mano

Est-ce compliqué pour toi de partager une histoire aussi intime ?

Je n’avais pas conscience que ça pouvait être compliqué de partager avec le spectateur, ce fut toujours un véritable plaisir pour mon travail antérieur.

Nous photographier était une nécessité, une urgence, notre manière à nous de résister à la maladie, de lui faire face. Lorsque Thank you Mum a été mise au mur pour la première fois en avril dernier à Derby (Angleterre) pour le off du Format Festival (dans le cadre du projet européen Parallel European Platform), j’ai ressenti des émotions contradictoires : j’ai eu un sentiment de soulagement, d’une mission accomplie, peut-être même un peu de fierté. Puis le lendemain, je me suis sentie très mal, une sorte de “et maintenant qu’est-ce qu’on fait ?”, j’avais l’impression de l’avoir enterrée, “basta finito”. Malgré un accueil du public formidable, je n’ai pas pu refaire des images avant de longs mois, cela reste un projet douloureux que l’on tisse au jour le jour.

La série a été exposée entre-temps à Lisbonne et à Zagreb (Croatie) et je ressens un peu moins de difficulté à la partager. Les choses mûrissent, mon état d’esprit également et c’est maintenant un besoin viscéral de partager cette histoire, qu’elle résonne dans l’esprit des gens, qu’elle fasse écho à leur propre histoire, ça n’a de sens qu’avec le spectateur… Il y aura une exposition à Paris prochainement, je l’espère.

Est-ce que cette série a un aspect thérapeutique pour toi comme pour elle ?

On peut vraiment appeler ça de la “photo-thérapie” au sens littéral. Impuissante, j’ai fait la seule chose que je savais faire pour exorciser : des images. On peut dire que ça m’aide à gérer mes émotions, à aller de l’avant, à tisser des liens indestructibles avec ma mère. Pour elle, c’est un moyen de me connaître encore mieux et de me donner accès à elle entièrement, dans l’amour et dans l’urgence, à détourner la maladie par la création. Je me dis qu’elle ne pourra pas nous prendre tout ce qui a été vécu grâce à la série, et c’est déjà un petit miracle.

***

Avec une démarche intimiste qui pourrait nous rappeler les œuvres de Sophie Calle, les images de Charlotte Mano sont sensibles, pudiques et poétiques. D’une justesse troublante, elle parvient à parler d’un sujet douloureux sans jamais tomber dans le pathos. Au côté de sa mère, elle documente une période de transition complexe, sorte de deuil avant l’heure, qui ne peut que nous marquer par l’universalité du propos. Un travail qui nous serre le cœur, à suivre de toute urgence.

© Charlotte Mano

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Vous pouvez suivre le travail de Charlotte Mano sur son site personnel et son compte Instagram.