D’Amy Schumer à Margot Robbie, l’épopée longue de 14 ans du film Barbie

D’Amy Schumer à Margot Robbie, l’épopée longue de 14 ans du film Barbie

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(© Warner Bros.)

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Par Paloma Clement Picos

Publié le , modifié le

Scénario impossible, succession d’actrices, droits qui expirent… Il aura fallu plus d’une décennie pour que la géniale satire de la poupée voie le jour.

On le sait que vous n’en pouvez plus de la pub autour de Barbie. Mais sachez qu’il y a des gens chez Mattel, des producteurs chez les studios et des scénaristes qui ont probablement perdu des années de vie à essayer de faire exister ce film. Rien que pour eux, et pour rappeler à quel point même un blockbuster estival au budget dantesque est une galère, j’estime que ce récit rocambolesque mérite d’exister.

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Car il l’est, rocambolesque.

Je me rappelle avoir entendu parler d’un film Barbie il y a des années en me disant que ça s’annonçait chiant et prévisible ; sûrement un truc pour enfants qui servirait juste à ancrer un jouet dans son époque en en faisant un personnage d’écran, histoire de faire perdurer les ventes.

Puis j’ai lu que la comédienne Amy Schumer interpréterait Barbie, et là, j’ai soudain été intriguée et curieuse. Amy Schumer, la comédienne exubérante et peu conventionnelle, allait être Barbie ? Finalement, le rôle est allé à Margot Robbie, et je me suis dit que ça allait bel et bien être un truc cliché, vu que l’actrice australienne a la plastique parfaite de la poupée. La tentative de faire un film subversif avait, de toute évidence, échoué.

Et puis j’ai appris que la réal indie Greta Gerwig serait la réalisatrice, et je me suis de nouveau plongée avec attention dans le suivi de ce projet décidément plein de rebondissements. Greta Gerwig, l’icône du cinéma indépendant et cool, autrice de Lady Bird, un des plus beaux films sur la fin de l’adolescence, allait réaliser et écrire le scénario d’un emblème de la superficialité ? Pire (mieux ?) encore, son mari Noah Baumbach allait coécrire avec elle ? Noah Baumbach, le réalisateur introverti à l’allure tristoune et lugubre, auteur de Marriage Story, un des meilleurs films sur le divorce, allait coécrire le film sur Barbie ?

Tous ces ingrédients, annoncés au compte-gouttes, ont fait que j’ai effectivement attendu ce film comme j’attendais de trouver une boîte Barbie emballée sous le sapin de Noël quand j’étais gosse.

This Barbie n’aura jamais de film

Si Barbie devient un succès mondial (ce dont je ne doute pas), le film sera la preuve que prendre des risques et ne faire aucune concession sur un scénario en vaut la peine, quitte à attendre une décennie. D’après l’épopée qu’a été sa création, le film Barbie a été si long à voir le jour non pas parce que Barbie est trop parfaite, mais parce que tout le monde savait qu’il fallait que ce soit plus qu’un film sur un jouet.

Les différentes femmes qui se sont successivement attachées au projet ont préféré l’abandonner qu’en faire un film creux, faussement subversif, qui n’aurait pas une portée sensée et une réflexion acerbe sur l’expérience féminine. En tout cas, c’est ma théorie. Là où des producteurs et réalisateurs masculins auraient fait une pseudo-critique de la recherche vaine de perfection, plusieurs femmes se sont succédé pour creuser plus loin.

L’idée semble être née chez Mattel, l’entreprise américaine de jouets qui commercialise nos Barbie depuis 1959. En 2009 d’abord, Mattel signe un contrat avec Universal Pictures afin que la société développe un film autour de l’univers de la poupée. Le projet semble tomber aux oubliettes quelques années, avant de refaire surface en 2014, chez Sony cette fois. Le studio a le vent en poupe : il surfe sur le succès d’un film autour d’une autre marque de jouet culte, Lego.

Inattendu, le film Lego est un carton et donne bon espoir aux studios qu’il y a un filon à prendre en adaptant des jouets à l’écran, à condition de leur donner un twist avec un peu de profondeur et de piquant. Le scénario de Barbie est alors confié à Jenny Bicks, scénariste pour Sex and the City. Une collaboration qui peut marcher. Il semblerait que, très tôt, il y ait eu une volonté de faire un film aussi mainstream qu’une création qui séduit les amateurs de contre-culture.

Mais le développement du film tarde, le scénario semble donner du fil à retordre et manque d’une vision claire. Finalement, c’est Diablo Cody, scénariste oscarisée de Juno, qui reprend le bébé. Là encore, un choix intrigant et prometteur. En 2016, la comédienne Amy Schumer est donc choisie pour interpréter la Barbie pensée par Cody et apporter son regard sur le script… en vain. Diablo Cody n’a jamais réussi à écrire un scénario percutant qui fonctionne avec l’actrice choisie pour être le rôle principal.

Le projet est-il trop contradictoire ? Est-il impossible de donner de la profondeur à un jouet, finalement ? Récemment interviewée par GQ, Diablo Cody a une autre analyse:

“L’idée d’une ‘anti-Barbie’ était bonne étant donné la rhétorique féministe d’il y a dix ans. Mais à l’époque, je n’avais pas vraiment la liberté d’écrire quelque chose qui était fidèle à l’image de Barbie ; ils voulaient faire d’elle une girl boss féministe, et je n’y arrivais pas, parce que ce n’est pas l’essence de Barbie.

En plus, j’entendais d’innombrables références au film Lego, et ça me bloquait parce qu’ils l’avaient si bien fait. Chaque fois que je trouvais quelque chose de méta, ça ressemblait trop à ce qui avait été fait pour Lego. C’était un problème à l’époque pour moi, mais assez de temps s’est écoulé depuis pour que Will Ferrell soit aussi le méchant dans le film Barbie.”

Plusieurs rumeurs circulaient sur le pitch du film dans sa version Cody/Schumer : la première était que Barbie se faisait virer de Barbieland parce qu’elle n’était pas assez parfaite et revenait en comprenant qu’être parfaite, c’est être soi-même (cringe et un peu facile). Déjà, l’idée de deux mondes, celui de Barbie et le réel, était dans les tuyaux. Un concept clairement repris par la version à découvrir le 19 juillet.

Malgré cela, Amy Schumer finit par quitter le projet. À l’époque, pour “conflit d’agenda”, mais elle a depuis expliqué les réelles raisons sur le plateau d’Andy Cohen :

“– Il y avait des différences d’ordre créatif. Maintenant, il y a une nouvelle équipe derrière, et ça a l’air vraiment féministe et cool.

– Ce n’était pas le cas quand vous étiez impliquée ?

– Non !”

Au Hollywood Reporter, Amy Schumer a également confié que les producteurs “ne voulaient absolument pas faire les choses à [sa] manière, qui est [sa] seule manière de faire les choses”. La comédienne avait imaginé une Barbie ambitieuse et inventrice ; les studios lui ont demandé que son invention soit… des talons en gélatine, allant jusqu’à lui offrir une paire de Manolo Blahnik pour célébrer cette idée de génie. C’est mal connaître le personnage.

“Croire que c’est de ça que rêvent toutes les femmes aurait dû m’inciter à leur dire ‘vous vous trompez de meuf'”

Amy Schumer et Diablo Cody ont le mérite d’avoir été visionnaires : le film doit aller plus loin que l’idée que “tout le monde est beau, Barbie est inclusif”. On rappelle que Barbie est plus qu’un jouet niais et rétrograde. Mattel a créé une figurine astronaute avant même qu’une femme aille dans l’espace dans la vraie vie. Une Barbie présidente des États-Unis existe aussi… Ça, en revanche, le pays l’attend toujours.

Après le raté Cody/Schumer, une nouvelle équipe est montée à l’été 2017, cette fois avec la scénariste d’Ocean’s 8, version féminine de la trilogie Ocean’s avec George Clooney. C’est Anne Hathaway qui est pressentie pour incarner Barbie. Mais le deal de Sony expire, Mattel reprend la main et décale la sortie du film à 2020 au lieu de 2018. La version avec Hathaway finit aussi par prendre l’eau et toute l’équipe quitte le navire.

Décidément.

La féroce et sous-estimée Margot Robbie

En octobre 2018, nouveau rebondissement : Warner Bros. récupère le bébé et Margot Robbie serait “in talks”, comprenez “en train de faire des rendez-vous” avec le studio.

Il est important ici de faire une parenthèse sur les actrices qui, comme Margot Robbie, sont également productrices. Il faut savoir que depuis une décennie, de plus en plus de stars hollywoodiennes lancent leur propre boîte de production, afin de reprendre le contrôle sur les rôles qu’on leur propose.

Jessica Chastain, Kerry Washington ou encore Jennifer Lawrence, pour ne citer qu’elles, n’apparaissent quasiment plus dans aucun film sans être productrices. La plus prolifique est Reese Witherspoon, passée de quasi-actrice has been à boss d’un empire qui ne compte plus ses succès, de Gone Girl à Wild, en passant par Big Little Lies. Margot Robbie a eu le flair de se lancer dans le même parcours très tôt dans sa carrière avec LuckyChap, sa boîte de prod.

Une fois rattachée au projet via un deal avec Warner Bros., Robbie se lance à la recherche de l’équipe parfaite. Patty Jenkins, réalisatrice de Wonder Woman, est d’abord pressentie pour être derrière la caméra. Là encore, ça n’aboutit pas. À ce stade, le film Barbie donne surtout l’impression d’être une production dont l’épopée sera plus historique que le film en lui-même. Genre Jodorowsky’s Dune, l’adaptation de Dune qu’Alejandro Jodorowsky n’a jamais réussi à faire.

C’était sans compter sur les multiples talents de Margot Robbie. L’actrice australienne est une féroce productrice, une qualité indispensable dans une industrie dominée par des producteurs masculins souvent incapables de montrer des femmes réalistes à l’écran.

J’entends à quel point il est comique de parler de “réalisme” pour un film Barbie, mais justement : s’il doit être une quelconque critique de la société, Barbie doit être ultra-juste, et qui mieux que celles qui ont grandi en jouant avec pour être aux manettes ? C’est Margot Robbie elle-même qui suggère alors que Greta Gerwig écrive et réalise le film. Au Guardian, Greta Gerwig raconte :

“Ce n’est pas comme un super-héros qui a déjà une histoire. On s’approche plutôt d’une adaptation. Sauf que ce que nous avons adapté est une poupée – une icône du XXe siècle. Et c’était assez compliqué, assez bancal, assez étrange pour qu’on puisse en faire quelque chose d’intéressant.

J’avais deux choses en tête : j’adore ça et je ne supporterais pas que quelqu’un d’autre le fasse, et ils ne nous laisseront jamais faire ce film.”

“C’est tellement bien… Ça ne verra jamais le jour”

Comme elle l’a révélé lors d’une interview avec l’académie des Bafta, la première fois qu’elle lit le scénario écrit par Greta Gerwig, Margot Robbie est déprimée. Non pas parce que c’est mauvais, mais parce qu’elle se dit que c’est impossible qu’un tel scénario soit validé par Mattel.

Diablo Cody regrettait avoir dû écrire un scénario à l’image du féminisme de l’époque, centré autour du concept de la “girl boss” qui réussit tout… comme les hommes. Entre-temps, la vague #MeToo est passée, et avec elle, de nouvelles réflexions sur la féminité, l’inclusivité, la superficialité. Écrit en duo et en couple par Gerwig et Baumbach pendant la pandémie, le scénario de Barbie est bouclé et même accepté, à la surprise de toute l’équipe. Enfin, la production commence.

Cependant, Time révèle que des échanges musclés ont eu lieu avec Mattel pendant le tournage, le COO de la marque allant jusqu’à prendre l’avion pour Londres, où sont les plateaux, pour demander le retrait d’une scène, avant qu’elle ne soit finalement jouée devant lui pour qu’il en comprenne la nuance. On ne sait pas comment Margot Robbie a réussi à faire passer la version de Gerwig. Face à la multinationale Mattel, ce ne peut pas être qu’une question d’argent mis sur la table du côté de Robbie.

Au Time, Margot Robbie a expliqué :

“Lors de la toute première réunion, nous avons fait comprendre au PDG de Mattel que nous allions honorer l’héritage de la marque, mais que si nous ne mettions pas en valeur certains aspects, si nous ne disions pas tout, quelqu’un d’autre le ferait. Autant créer nous-mêmes les sujets de discussions.”

Après quatorze ans, trois studios, trois Barbie, d’innombrables scénaristes et réalisatrices et autant d’abandons, une nouvelle vague féministe, une pandémie mondiale et une pénurie de peinture rose, Barbie est enfin sorti dans les cinémas.

Quel que soit le résultat du box-office, quelles que soient les critiques (du film autant que de la marque), Mattel a eu du flair : le mot “Barbie” est partout ; on n’imagine même pas l’argent qu’ils sont en train de se faire avec les produits dérivés, sans parler du coup de boost que tout cela va donner à la vente de poupées Barbie, surtout si la Barbie devient un objet cool.

Et si tout cela n’est pas assez, une plateforme de streaming pourra toujours faire un documentaire sur l’épopée qu’a été la réalisation du film Barbie !